18/03/2024

L'existence comme effacement (Saint Joseph 19 03 2024)

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El Gerco, vers 1600

Voilà que Marie et Joseph auraient tout oublié de la conception de Jésus telle que la raconte le même évangile ! Jésus lui-même s’en étonne : « "Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ?" Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. »

Si les parents de Jésus ne comprennent pas, alors qu’ils ont vécu les choses, les ont connues non seulement par l’intelligence mais charnellement, qui pourra comprendre ?

Dans ces versets (Lc 2, 41-51), on entend que ce que l’on appelle la conception virginale n’est pas une explication historique, un fait historique ou obstétrique. C’est l’auteur même du texte qui le dit. La présence de Jésus en l’humanité relève d’une autre compréhension, celle-là même qu’à la fin du texte, dans le contexte de la passion que nous nous apprêtons à célébrer, que nous célébrons à chaque eucharistie, Jésus concède. « Ils dirent tous : "Tu es donc le Fils de Dieu !" Il leur répondit : "Vous-mêmes, vous dites que je le suis". »

Je dis que Jésus le concède, car il ne le dit pas explicitement, car ces mots, dans la bouche de ceux qui le traînent en justice jusqu’à la mort ont peu de chance d’exprimer vraiment ce que pense Jésus. Comment dire que Jésus est le fils de Dieu, le fils du Père lorsqu’on mène Jésus à la mort, si l’on mène Jésus à la mort, quand on mène Jésus à la mort ?

L’affirmation christologique n’est compréhensible que par la persévérante suite, discipline, de Jésus. Joseph et Marie ne peuvent pas comprendre, non parce qu’ils ne se rappelleraient la conception virginale, hors sujet autant que hors texte, mais parce qu’au début de l’évangile, il n’y a pas encore de disciples, il n’y a pas encore de suite de Jésus.

Pour démythologiser la figure de la vierge enceinte, il faut des jours, des années, une vie à chercher Jésus. Les parents de Jésus ne comprennent rien, mais ils sont en route, sur le bon chemin, ils cherchent, ils cherchent Jésus. Cela est dit quatre fois en quelques lignes. Cela les fait souffrir, ainsi tout chercheur de Dieu. Il y a tant de monde dans notre Eglise qui ne le cherchent pas parce qu’ils le connaissent et savent du catéchisme ce qu’il faut en penser. Il y a tant de monde dans notre société qui ne le cherchent pas parce qu’ils connaissent ce qu’il faut en penser. Ils sont tous autant les uns que les autres ignorants de Jésus, aucun n’est disciple.

Se mettre à l’école de Joseph, c’est chercher. Et encore. Lui, ne dit rien, c’est Marie qui parle, et si peu. Il faut chercher et se taire, et taire sa quête. Etre disciple à la manière de Joseph, c’est ne rien dire. Pas une fois dans l’évangile, on n’entend sa voix. C’est comme si pour comprendre la filiation de Jésus, il fallait surtout ne pas en parler, ne pas ouvrir la bouche.

Dans un cloître de contemplatives, on sait cela, que le témoignage, la mission, n’est pas affaire de parole, d’enseignement du catéchisme, d’énoncé du dogme, d’éructation savante. Joseph n’est, dans l’évangile, juste que de disparaître. On n’en sait quasi rien, il ne dit absolument rien. On ne le voit pas même sortir de scène. Il a seulement permis Jésus, seulement permis à Jésus d’être, d’être chez son Père, menant Jésus avec les autres à la ville sainte.

Ce n’est pas la pastorale de l’enfouissement tant décriée. Joseph a appris à Jésus ce qu'est un père, l’existence comme effacement. Jésus, Joseph et le Baptiste ont choisi le même chemin, qu’il croisse et que je diminue. Une histoire de grain de blé, ainsi que nous l’avons lu ce dimanche.

15/03/2024

La mort est derrière. La vie… Jn 12, 20-33 (5ème dimanche de carême)

 Jérôme Bosch, Ascension vers le ciel, v.1510 (détail)

 

Des Grecs veulent voir Jésus. Ils sont montés à Jérusalem « adorer Dieu pendant la fête de la Pâque ». Ils passent par un des disciples au nom grec, Philippe, Galiléen, qui aura quelque habitude de la rencontre des étrangers, pas effrayé par l’humanité plus large. Il est de la même ville que le seul autre disciple au prénom grec, André. Au chapitre premier de l’évangile, on trouve une chaîne de transmission fort semblable : André, Simon-Pierre, Philippe, Nathanaël.

Nous terminons avec notre texte la première des deux parties de l’évangile qui s’ouvre et se ferme donc par une chaîne de personnes qui rencontrent ou veulent voir Jésus. On ne parlera plus d’André dans la suite ; de Philippe si, qui veut voir Dieu : « Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. »

Très curieusement, on ne sait pas si ces Grecs ont vu Jésus alors que Jésus passe son temps à rencontrer les gens. Encore plus curieux, ce que Jésus dit semble n’avoir aucun rapport avec ce qui précède ; pourtant, « Jésus leur répond », dit le texte. La traduction liturgique préfère, loin du latin mais assez cohérent, un simple « Jésus leur déclare ».

Les Grecs sont oubliés, et leurs bonnes intentions, disons leurs intentions religieuses, eux qui sont montés à Jérusalem pour adorer Dieu. A moins que…

A moins qu’adorer Dieu signifie servir, c’est-à-dire suivre le fils du Père, perdre sa vie à sa suite, parce que dans la préoccupation pour la vie transmission de la vie ‑ nous avons déjà parlé de chaîne de transmission ‑ le fruit est plus important que le grain qui a donné l’épi.

La vie est assurément une affaire de transmission et de fruits mais… il ne s’agit plus d’honorer les parents selon le commandement ‑ honore ton père et ta mère. Renversement, c’est le rejeton qui est honoré : « Mon Père l’honorera ».

Renversement : le Père honore l’humanité au service, l’humanité prêtre à mourir pour que l’autre vive. Serait-ce qu’on ne peut voir Jésus qu’à accepter d’y passer, de le suivre, de se faire serviteur. C’est indécent de demander à voir Jésus ou le Père, et les Grecs sont comme Philippe : « "Voilà si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ? Qui m'a vu a vu le Père. Comment peux-tu dire : "Montre-nous le Père !" ? »

C’est indécent de vouloir voir Jésus ou le Père. Ce ne sont pas des bêtes de foire, des stars pour signer des autographes ! Jésus, maître des signes, de Cana à la résurrection de Lazare, remet les choses dans le bon sens ; il n’y a rien à voir, rien de merveilleux. Indécence à voir, à présenter Jésus « à la légère ». Il y a la banale loi de la vie, à laquelle on n’échappe pas, un grain de blé qui meurt pour donner vie. Les disciples ne sont pas les fans de Jésus et ceux qui sont fans ne sont pas disciples. Tout ce qui dans la pastorale est séduction, spectaculaire est un attrape-couillons, tromperie coupable.

Pour voir le Père il faut regarder Jésus, et pour voir Jésus, n’allez pas voir des miracles, mais regardez germer un grain de blé. Voilà qui remet à leur place les velléités religieuses, à Jérusalem ou ailleurs, que ce soit pour la fête de la Pâque ou non. L’adoration de Dieu ne tourne pas les regards vers le ciel, mais vers la terre ou meurt un grain de blé, vers l’humanité, humus, Adam de l’adamah, terre. S’il faut lever les yeux, c’est vers le transpercé.

Renversant, bouleversant ; certes arrive l’heure de la passion. Mais l’évangile ne parle pas ici, du moins uniquement, de la peur de la mort. Nous lisons en résumé l’énormité de ce que Jésus a dit et vécu et dans lequel il entraîne ceux qui le servent et le suivent. Honorer Dieu est trop dangereux. « L’heure vient où quiconque vous tuera pensera rendre un culte à Dieu. » Beaucoup pensent rendre un culte en tuant qui n’a pas la même conception, la même idole de Dieu qu’eux.

Le bouleversement est celui, vertigineux, de l’entrainement, de la transmission. Jésus mesure ce que sa vie signifie : Il entraîne les disciples à la mort. En a-t-il le droit ? Allez dire à Gaza que la mort est derrière, qu’il faut mourir pour vivre. Qui pourra comprendre ? Jésus annonce la vie, mais c’est d’abord la mort, ici, maintenant, de toute part. Bouleversement parce que, désormais, Dieu habite la mort. Comment ne pas frémir à dire pareille énormité ? « Mon âme est bouleversée. »

Peut-être faut-il entendre cela comme une bonne nouvelle, un évangile, l’évangile. Car si la mort est derrière, l’homme n’est pas « pour la mort ». Est-ce que cela suffit pour confesser qu’il est « pour la vie » ? Et quelle vie ? Ici et maintenant ? Ailleurs et autrement ? La révolte demeure contre la loi de la vie, grain de blé qui meurt, mort qui met fin à nos jours, à nos amours. Et cependant, nous le voyons tous les jours, dès lors que nous regardons au sol et non au ciel, la mort est aussi derrière.