10/01/2010

Que dit le mot "Dieu" ?

Depuis l'hémisphère sud, avec un autre style de travail, voilà quelques lignes d'un des plus grands théologiens du XXe siècle.


Le mot « Dieu » existe. Cela seul est déjà digne de considération. Cependant, au sujet de Dieu, notre mot habituel, à tout le moins, ne dit rien ou ne dit plus rien. En fut-il toujours ainsi dans l’histoire la plus ancienne du mot, c’est une autre question. Aujourd’hui, en tout cas, le mot Dieu fait l’effet d’un nom propre. C’est d’ailleurs qu’il faut savoir ce ou celui qui par là est visé. Nous ne le remarquons pas communément; mais il en est ainsi. Si, comme il en va d’évidence dans l’histoire des religions, nous nommions Dieu, par exemple « Père », « Seigneur », ou « Céleste », ou autrement encore, le mot énoncerait de soi, à partir de son origine, dans notre expérience ordinaire et son usage profane, quelque chose sur son contenu. Mais, ici, l’on dirait tout d’abord que le mot nous regarde comme un visage devenu aveugle. Il ne dit rien sur ce qui est visé, et il ne peut non plus fonctionner simplement à la façon d’un index qui renvoie à quelque chose qui nous arrive immédiatement hors de ce mot, et en conséquence ne doit lui-même rien dire à ce propos, comme il en va lorsque nous disons « arbre », « table » ou « soleil ». Néanmoins, cette terrible absence de contours du mot - à propos duquel la première question serait : que veut donc bien dire ce terme ? - convient manifestement à la réalité visée, et peu importe que le mot ait pu déjà, dès l’origine, être ou non ainsi « sans visage ». Son histoire a-t-elle eu comme point de départ une autre figure du mot, cela peut donc bien être laissé de côté; en tout cas, la figure actuelle du mot reflète ce qu’il vise : l’« Ineffable », le « Sans-nom », qui ne s’insère pas dans le monde des dénominations comme l’un de ses moments; la « réalité silencieuse » qui toujours est là et toujours pourtant peut ne pas être vue, ne pas être entendue, et - parce que cela dit tout d’un coup - peut être ignorée comme dépourvue de sens; ce qui, à proprement parler, ne dispose plus d’aucun mot, parce que tout mot n’accède à des limites, à une tonalité propre et donc à un sens intelligible qu’à l’intérieur d’une constellation de mots. C’est ainsi que le mot « Dieu » devenu sans visage, c’est-à-dire ne faisant plus appel de soi à des expériences singulières déterminées, est néanmoins en posture convenable pour nous parler de Dieu; en tant qu’il est le dernier mot avant que ne s’établisse le silence dans lequel, par la disparition de toute singularité nommable, nous avons affaire au tout fondateur comme tel.
K. RAHNER, Traité fondamental de la foi (1976), Centurion, Paris 1983, pp. 61-62

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