21/12/2010

"Le bien, c'est la révolte"

Pourquoi les prophètes apparaissent-ils en Israël à une période précise ? Pourquoi semblent-ils disparaître à une autre période tout aussi précise ? Certes, on fait d’Abraham ou de Moïse des prophètes, mais il s’agit plus de relier le prophétisme à l’époque des patriarches. Il y a Nathan à la cours de David, puis Elie et Elisée, et ceux qui ont laissé leur nom attaché à un livre biblique. Ensuite, semble-t-il, plus rien.

Que se passe-t-il de David au retour d’exil ? Un lien fort à la terre. Elle n’est plus une promesse avec David, et si elle le redevient avec l’exil, demeure la vive conscience que cette terre a été celle du peuple et que c’est de façon inique qu’il en a été chassé ou bien comme punition de ses fautes.

Ce lien avec la terre, c’est le fait d’être bien chez soi, dans un pays où coulent le laid et le miel. Et lorsque l’on a à manger parce que la nature est généreuse, lorsque l’on ne connaît plus la faim et la soif comme au désert, on pense moins à son Dieu, on crie moins vers lui. Lorsque c’en est fini de l’esclavage en Egypte ou de la déportation, on crie moins vers lui. Est-ce à dire que l’on est moins religieux ? Non sans doute, tout aussi religieux mais moins fidèle. La religion hier comme aujourd’hui s’est toujours bien portée, la foi, c’est autre chose. On peut être religieux, courir après toutes sortes de héros ou de lieux merveilleux, et laisser tomber l’austère Dieu de l’alliance qui se retire derrière l’interdit des idoles. On peut multiplier les autels et les dieux, les sacrifices et l’encens et tourner le dos à celui que ne cesse pourtant de déclarer son amour.

Or la dénonciation de l’idolâtrie est un thème prophétique, le thème prophétique. L’idolâtrie, c’est une prostitution, l’infidélité au Dieu de l’alliance, du Dieu qui épouse son peuple, sa création. Et pourquoi courir après les idoles si ce n’est parce qu’elles sont séduisantes, ou qu’elles s’imposent comme ce à quoi on ne peut échapper, parce qu’elles terrorisent tout le monde ?

Les idoles, c’est ce que tout le monde suit, ce à quoi on ne peut échapper que par la résistance. Il n’y a qu’à voir les prophètes marginalisés par leurs prises de parole. On les traite de fous, on les persécute. Dénoncer les évidences, dénoncer ce à quoi l’on sacrifie, bon an mal an, quitte à rompre ‑ oh sacrilège ! ‑ le consensus social et religieux.

Dans notre monde, c’est l’évidence des règles économiques auxquelles des milliers de vies sont sacrifiées chaque jour, des lois qui s’imposent et contre lesquelles on ne saurait rien faire pour peu que l’on ait un peu les pieds sur terre. C’est aussi, dans la religion les choses auxquelles on n’a pas le droit de toucher sous prétexte de sacrilège, le pape, l’eucharistie, la Sainte Vierge, les trois blancheurs, fer de lance de la polémique anti-protestante, même cinquante ans après Vatican II.

Lorsqu’il n’y a plus rien à faire, parce que l’on ne sait pas comment s’en sortir, comment et pourquoi dénoncer encore un monde fondamentalement injuste, une Eglise si souvent favorable à la religion plus qu’à l’évangile ? Ne reste plus que la prophétie, la prise de parole comme prise de risque.

Jésus a été le prophète par excellence, critique du politique et du religieux. A tous ceux qui veulent le faire roi, il échappe ; à l’espoir d’un salut politique, il impose de renoncer. Ce n’est ni ce soir ni demain que le Royaume se réalisera avec armées et légions. Mieux vaut rentrer l’épée au fourreau et mourir plutôt que de pactiser un tant soit peu avec la force, fût-ce celle qui imposerait la vérité. A tous ceux qui sont attachés au culte, aux sacrifices, Jésus propose un judaïsme synagogal, une lecture de la parole, loin du temple, attaché au service du frère, le plus petit. Ce qui devait arriver arriva. Arrêté, crucifié, il meurt comme le paria.

Dans notre monde, dans notre vie, à quoi sacrifions-nous ? Quelles évidences politiques ou religieuses ne remettrions-nous en cause pour rien au monde ? Et s’il n’y a rien à faire, désespérés par une violence toujours renaissante, une injustice sans cesse entretenue, prendrons-nous la parole, le risque de la parole, ou serons-nous encore complices du mal ?

Evidemment, la dénonciation prophétique nous accuse ; elle accuse d’abord le prophète : Nous ne faisons pas ce que nous disons. Mais si nous réglons nos paroles à nos comportements, sous prétexte de n’être point hypocrites, nous réduisons coupablement les exigences de la morale et de la suite du Christ à la petitesse de nos actions. C’est parce qu’elle nous dénonce aussi que la prophétie mérite d’être entretenue. Autrement, si elle ne fait que dénoncer la paille dans l’œil du frère, elle n’est qu’hypocrisie.

Se lever pour porter la parole, pour la proférer, prophétiser n’est pas affaire de rhétorique ou de bavardage. Celui que les français ont élu en 2007 comme l’homme providentiel, beau parleur même dans l’abject d’un discours de Grenoble, qui allait tout changer, se retrouve nu, et le pays plus encore. Le prophète, lui, refuse d’être roi, d’être l’homme aux solutions. Il est même sans parole, comme l’enfant qui vient de naître. Quelle protestation, quelle geste prophétique qu’un nouveau-né pour détruire les puissants et l’injustice. Hérode l’aurait-il compris qu’il en eut peur ?

Notre baptême nous a fait prophète. Et c’est bien contre ce baptême que travaille notre sacrifice aux idoles, notre refus de nous lever pour défendre le pauvre sans recours, le malheureux que l’on humilie. Que le prophète lie dénonciation de l’idole et exigence éthique exprime le nœud du péché, le laisser faire de la violence. « Le bien, c’est la révolte. Le mal, c’est le naturel, la nature – nourriture, guerre, mort : tel est le principe, tel est l’ordre des choses. » (Kertesz, Journal de Galère, 212). Victoire de ce qui s’impose, de l’idole, de l’ordre des choses, même injuste, ou cri de révolte, prophétique, celui-là même du Christ en croix ?


(Pour une liturgie pénitentielle. Os 8-11; Ps 49/50; Mt 2,13-30)

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