29/03/2011

Joie de croire ?

Nous voulons tous être heureux. Le vieux Cicéron exprimait ainsi la quête de tous les hommes, ce qui les fait courir, ce qu’ils estiment être l’expression d’une vie réussie. Plus de quatre cents plus tard, Saint Augustin reprenait la formule. Nous voulons tous être heureux et c’est à chercher le bonheur que tous s’emploient.

En voulant plus d’argent, de pouvoir, de sexe, nous pensons que nous serons plus heureux quoi qu’il en soit effectivement. Ainsi nous savons ce que nous désirons, mais nous n’en connaissons pas toujours le chemin. Le psaume ne peut que constater : « Beaucoup demandent : qui nous fera voir le bonheur ? » (Ps 4,7)

Pas besoin de montrer qu’il n’est pas là le bonheur. Il suffit d’ouvrir les journaux ! Il suffit de compter le nombre de suicides de jeunes et de moins jeunes, de familles désunies, de vies brisées, d’hommes et de femmes dans la misère deshumanisante. Entre l’ampleur du désir et la joie effective, la disproportion est telle que seules semblent possibles la révolte, la déprime ou la résignation stoïque. Toute personne sensée reconnaîtra que du pain sec et de l’eau, suffisants pour ne pas mourir, ne feront jamais un festin jubilatoire.

Projetterons-nous notre soif de bonheur au ciel ? La foi sera-t-elle lieu du bonheur ? A quoi servirait de croire si cela ne rendait pas heureux ? Assez du christianisme doloriste, poussiéreux et repoussant ; oui, à la joie de croire, indice d’une foi assumée, décomplexée, épanouie. Mais il ne saurait y avoir le bonheur dans la foi de temps en temps, comme un réconfort, et la lourdeur voire l’horreur du quotidien le reste du temps. Sans compter qu’il n’est pas possible d’être heureux dans son petit jardin aux murs très hauts qui permettent d’ignorer les malheurs du monde. La joie promise par Jésus (Jn 15,11), à moins d’être illusion et fuite, n’exclut rien de la vie, aucune des tristesses et angoisses. Elle ne les nie pas comme douleurs. Et Jésus les a connues (Mt 26,37).

Ainsi, la foi elle-même est source d’épreuves. Le chemin de vie à la suite du Ressuscité creuse en nous un désir tel une faim ou une soif de plusieurs jours qui prend tout l’être. On peut même se demander s’il est possible d’être croyant sans connaître ce manque douloureux. « Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi je te cherche toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, du Dieu vivant. Quand le verrai-je face-à-face ? Mes larmes, c’est là mon pain, le jour, la nuit ; moi qui chaque jour entend dire : où est-il ton Dieu ? […] Qu’as-tu mon âme à défaillir et gémir sur moi ? » (Ps 42,2-4, 6a)

Si certains traversent l’existence sans épreuve, qu’ils mesurent la chance qui est la leur et qu’ils aient la pudeur et la délicatesse de ne pas reprocher aux autres de manquer de joie et de foi. Quant aux autres qu’ils se contentent de ne pas en rajouter à la mélancolie (ou à l’acédie comme dit la théologie spirituelle).

Tous sont invités à reconnaître que les plaisirs minuscules, premières gorgée de bière, ne sont ni vains ni le tout de bonheur. Ils sont au mieux l’indice d’une joie désirée. Le bonheur n’est pas affaire de guilis, même spirituels. Dans un monde où le mal continue de triompher, la joie ne peut pas être celle, arrogante, des vainqueurs.

Ce n’est pas qu’il faille souffrir pour être heureux, mais pour transfigurer la chair et l’esprit, pour que le pain soit doré et bon, pour que le festin soit céleste, il aura fallu que le grain meure, que l’agneau soit égorgé, que nous ayons passé la mort avec le Christ. N’importe pas notre bonheur, surtout s’il est sans le bonheur des autres. Importe de se donner pour le bonheur des autres. Ceux qui parviennent à la joie l’ont reçue, comme par contagion, de ceux à qui ils l’ont offerte. Il nous reste encore trois semaines de carême, trois semaines pour désirer la transfiguration pascale.

25/03/2011

Désir de Dieu, à l'école de la Samaritaine (3ème dim. de Carême)

Pourquoi sommes-nous croyants ? Ou bien qu’est-ce qu’être croyants ? C’est la question que nous posons à ceux qui viennent à la paroisse pour préparer le baptême d’un enfant ou préparer leur mariage. Peut-être la question mériterait-elle d’être posée à tous ! Ce qui fait de nous des croyants est multiple, tradition familiale, partage de valeurs, appartenance sociale voire sociologique, bonne conscience, manières de résoudre nos questions ou d’apprivoiser nos peurs, etc.
Que les conditionnements psychologiques, sociologiques, idéologiques influent sur ce qui fait que nous nous reconnaissions chrétiens, c’est certain. S’agit-il des raisons de croire ? Peut-on même parler de raison de croire ? Oui, si l’on veut dire que ce que nous croyons n’échappe pas à ce que nous comprenons, pensons. Oui, il faut que soit possible de rendre raison de l’espérance qui nous habite, si nous ne voulons pas être réduits à des sectaires ésotériques, si notre foi peut être transmise, présentée à d’autres.
Sans rien retirer à cette exigence de rationalité de la foi qui en dit la potentialité anthropologique – une foi qui ne serait pas humanisante ne saurait prétendre à quelque vérité pour les hommes et les femmes de quelque époque que ce soit ‑, il faut pourtant dire qu’il n’y a pas de raisons de croire. Dans nos familles, l’un est croyant, l’autre ne l’est pas ; à l’école, les enfants sont de moins en moins nombreux à l’être, et dans le cadre professionnel, nous mesurons aussi l’aléatoire de l’attachement chrétien.
La rencontre avec la Samaritaine, au début de l’évangile de Jean, au chapitre 4, montre une naissance de la foi. Qu’est-ce qui fait de cette femme une disciple de Jésus capable même de témoigner ? Cette femme est une femme de désir. Cinq maris, et encore un autre. Et elle cherche à draguer Jésus. C’est peut-être lui le septième, le dernier, mais dans un tout autre style. Et Jésus lui-même laisse planer l’ambiguïté de la séduction. L’érotisme est à peine voilé : il fait chaud, sous le soleil les corps se montrent ; il n’y a personne qu’eux seuls, le lieu est désert autant qu’il est central. Il y a une rencontre encore plus impossible hier qu’aujourd’hui, à moins que justement on ne cherche un commerce sexuel entre un homme et une femme. Il y a un puits et la fraîcheur de l’eau comme le modèle même du désir. Il y a la soif, il y a la faim. Il y a une quête, une soif, une envie d’autre chose.
Histoire de désir. Voilà pourquoi l’on croit. Parce que nous sommes l’objet du désir de Dieu ; parce qu’il est l’objet de notre désir. Le Seigneur reproche à son peuple d’être une épouse infidèle mais il s’engage : Je vais la séduire et la mener au désert et je parlerai à son cœur (Os 2,16). Ou encore, à la désormais jeune fille à laquelle autrefois il avait crié : « Vis ! », le Seigneur dit encore : Tes seins s’affermirent, ta chevelure devint abondante […] alors je passai près de toi et te vis. C’était ton temps, le temps des amours […] et tu fus à moi (Ez 16,6-8). Le psaume répond : Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube, mon âme a soif de toi. Après toi languit ma chair, terre aride, altérée sans eaux (Ps 62).
Comment en terre Catalane ne pas citer le Bx Ramon Llull, comme dans un nouveau Cantique des cantiques : L’ami allait par la ville, comme un fou, en chantant son aimé ; et les gens lui demandèrent s’il avait perdu la raison.
Pourquoi nous sommes croyants ? Il n’y a pas de raison, c’est une histoire d’amour. Et elle est bien sotte la question : pourquoi tu aimes ton conjoint ? Pourquoi tu aimes tes amis ? Pourquoi tu aimes tes enfants ? Parce que c’est lui, parce que c’est moi. Non pas parce que ceci ou cela. C’est trop peu, si peu que c’en est mensonge et mépris, impossible, de celui que l’on aime.
A quoi cela sert-il de croire en Dieu ? A rien. Dieu n’est pas un moyen en vue d’une fin, quelqu’un qui sert à quelque chose. Il est lui, le premier qui aime et nous sommes conduits à répondre par l’amour à son amour. Dieu ne sert à rien, non qu’il soit optionnel ou facultatif, encore que nombreux sont ceux qui vivent bien sans lui, même si nombreux sont ceux qui vivent aussi mal sans lui. (Mais il en est qui vivent aussi très mal avec lui.)
Dieu ne sert à rien, il est au-delà de toute raison, non qu’il soit irrationnel, que notre foi le soit, mais qu’amour, il s’élève, et nous avec, au-dessus de l’utile, du rentable. Il est la pure gratuité qui s’offre telle l’eau d’un puits que l’on ne peut que recevoir, Jésus le sait, la Samaritaine le découvre. Ce sans pourquoi qui fleurit comme la rose est critique de la raison utile, utilitaire, y compris de la raison religieuse.
Peu importent les circonstances, conditionnements, raisons de croire : un homme qui parle juste, qui dit tout, qui ne juge pas ; ou bien des valeurs partagées, une identification sociologique, une manière de gérer notre culpabilité. Tout cela, qui est certes, n’est pas, n’est pas la raison. Si nous voulons transmettre la foi à nos enfants, n’importe pas le catéchisme ou les gestes de la messe, l’éthos de la tribu. Importe de développer en eux la capacité du désir, de la jouissance. Importe de développer en nous le désir de Dieu, la force bouleversante, obligeante de la gratuité qui se livre et engage. N’est-ce pas ce que disent les quelques paroles à propos de ceux qui adorent Dieu en esprit et vérité ?
L’heure vient, et elle est déjà venue, de la vie dans l’Esprit puisque Dieu est esprit. L’heure est venue de cela seulement : exciter en nous le désir de Dieu. Tout le reste est distraction, même sous le verni du christianisme. Tout le reste est mensonge ou illusion, même sous l’aspect du christianisme. Sommes-nous prêts à désirer, sommes-nous prêts à jouir de notre Dieu ?

Eglise de France ou Eglise en France. Réponse à Mgr Simon.

Le texte de Mgr Simon (La Croix 14 mars 2011) pour parler de l’Islam en France parle de l’Eglise en France. Le procédé est curieux, tout comme sa justification, dès l’ouverture, le rapport entre autorité et compétence. On pourrait donc dans l’Eglise avoir autorité sans être compétent !

De l’Islam on ne parle presque que dans la conclusion en citant des propos du cardinal Lustiger et en réduisant la question de l’Islam en France à l’islamisme. Curieuse conclusion qui semble contester le bienfondé de l’exigence par la République d’une instance représentative de l’Islam alors que semblable instance n’est pas remise en cause pour le protestantisme et le judaïsme. A moins que l’on ne fasse allusion aux difficultés internes de l’UFCM ou aux choix politiques de la République parmi les instances de l’Islam en France.

La relecture de l’histoire, qui se veut brève, passe par des raccourcis que l’on ne peut pas entériner. Peut-on parler de la bataille d’Anagni (le Pape est molesté par le roi de France) sans parler de la querelle des investitures, des fausses décrétales et des dictatus papae ? L’épisode peut-il être considéré comme précurseur des luttes entre l’Eglise catholique et l’Etat laïc. Or en 1303, le roi était catholique et le Royaume nullement laïc. Peut-on réduire le gallicanisme à une histoire de nationalisme ? Peut-on faire des gallicans les précurseurs des jureurs ? Et le clergé qui a prêté serment doit-il forcément être considéré comme ayant été inféodé à l’Etat ? Plus que sous l’Ancien Régime ? N’a-t-il pas cherché à dire sa foi dans un régime politique où tout était à inventer ? Peut-on faire de Grégoire un traître à l’Eglise, ou du moins quelqu’un qui a choisi le mauvais camp ?

Plus embêtant, l’opposition binaire entre Eglise de France et Eglise en France. Certes, en catholicisme il ne peut y avoir d’Eglise nationale. Est-ce à dire que Rome devrait être le lieu normal de la discussion avec la République ? Cela, c’est le montage du Vatican comme état qui le permet, reste des Etats pontificaux ; mais l’on ne voudrait pas que le rôle du Pape soit (d’abord) d’être chef d’Etat.

Il y a des Eglises diocésaines (l’Eglise de Clermont et non l’Eglise à Clermont, encore que Paul parle par deux fois de l’Eglise de Dieu qui est à Corinthe) et elles sont catholiques, elles sont authentiquement l’Eglise Universelle dès lors qu’elles sont unies entre elles, ce que manifeste leur unité avec le siège de Rome. « C’est en elles et à partir d’elles qu’existe l’Eglise catholique une et unique » (LG 23). On trouvera légitime que ces Eglises diocésaines, sur le territoire de la République, constituent une Eglise en ou de France ; expressions aussi fautives l’une que l’autre. Il faudrait parler des Eglises (catholiques) de France. La question est celle du statut théologique de l’assemblée de ces Eglises, question ne relevant en rien du rapport avec la République, question théologique du statut des conférences épiscopales.

Toute la réflexion repose sur un sophisme, l’exhaustivité de l’opposition Eglise de France, Eglise en France. Elle oblitère l’ecclésiologie patristique de la communion des Eglises et l’effort de Vatican II de redécouverte d’une telle ecclésiologie. Elle entérine une vision récente de l’Eglise (à partir du XVIIIe), qui tend à concevoir le Pape comme chef de l’Eglise catholique dont les évêques sont les fils ou les préfets, non les frères. Dire non à une Eglise nationale, ce n’est pas dire oui à une Eglise dont le représentant officiel dans les pays serait le Pape et encore moins le Vatican. On ne peut pas trouver normal que la délégation habituellement reçue par le Premier Ministre soit menée par le Nonce et non par le président de la conférence épiscopale, ou le Primat des Gaules, ou l’évêque chargé par ses confrères des relations avec la République. (Certes, on ne renâclera pas sur la possibilité de liberté que peut offrir Rome comme instance tierce dans une discussion.)

L’Eglise ne se doit-elle pas de paraître dans ses institutions, y compris dans ses relations avec la République, pour ce qu’elle est, non pas comme ceux qui gouvernent en maîtres et font sentir leur pouvoir ? Sa sacramentalité peut-elle ne pas être exprimée, en rupture avec les manières mondaines ? Le jacobinisme français a du mal à imaginer l’unité autrement que comme une uniformité. L’Eglise ne saurait lui emboîter le pas, à savoir opter pour un centralisme romain, ultramontain. L’œcuménisme qui doit présider à la théologie le réclame. Une des conséquences réside dans la nomination des évêques qui n’a certes pas à relever de l’Etat (encore que, même en régime de séparation, l’avis de la République demeure requis ce que personne ne conteste). Est-ce mieux qu’elles relèvent du Pape ? On pourrait noter que la récupération par Rome de la quasi totalité des nominations épiscopales est contemporaine du recul de l’Eglise dans les sociétés occidentales. Peut-on défendre son autonomie, voire le repli sur soi, et s’étonner de l’ostracisme dont on se plaint d’être victime ?

Bref, derrière ces détails de langage (Eglise de ou en France, Eglises (catholiques) de France) se disent des conceptions différentes du vivre en Eglise. Une sorte de jacobinisme ecclésiastique ou centralisme ultramontain, fort peu fiable historiquement et fort peu théologique, donc œcuménique, me paraît devoir être délibérément écarté sous peine de raviver, comme on le voit, une ecclésiologie telle qu’elle s’affirme au XIXème siècle avec les traditionnalistes français dont les thèses sur l’infaillibilité pontificale et la conception de l’Eglise durent être corrigées par les théologiens romains eux-mêmes.

P. Royannais (25/03/11)

(On aurait tout intérêt à relire quelques articles comme Y. Congar, « L’ecclésiologie de la Révolution française au Concile du Vatican, sous le signe de l’affirmation de l’autorité », L’ecclésiologie au xixe siècle, Cerf, Paris 1960, pp. 77-114, ou, du même, « Le développement historique de l’autorité dans l’Eglise, éléments pour la réflexion chrétienne », Le problème de l’autorité, Cerf, Paris 1962, pp. 145-179 ; B. Sesboüé, « Histoire et autorité dans la saisie de la vérité chrétienne (à partir du xviie siècle), RSR 88 (2000), pp. 39-70)


PS: J'avais envoyé un premier état de ce texte à Mgr Simon qui très rapidement a eu la délicatesse de répondre. J'ai en conséquence modifié mon texte qui maintient cependant sa thèse. Cette version n'engage évidemment nullement l'archevêque de Clermont que je tiens à remercier pour cet échange.

22/03/2011

Absence de Dieu

Notre temps est sans doute celui où l’ensemble des hommes est lié à Dieu par son silence et son absence. Mais n’est-ce pas le Psaume qui dit : « Jusques à quand Seigneur te tairas-tu ? » N’est-ce pas Jésus sur la Croix qui s’écrie : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Si j’assume toute cette culture moderne, habitée si j’ose dire par l’absence de Dieu, alors je puis entendre le mot « Dieu est mort » non comme une thèse d’athéisme triomphant – car je dirais que le mot « Dieu est mort » n’a rien à voir avec le mot « Dieu n’existe pas » ‑, mais comme l’expression moderne, à l’échelle de toute une culture, de ce que les mystiques avaient appelé la « nuit de l’entendement ». « Dieu est mort », ce n’est pas la même chose que « Dieu n’existe pas ». C’est même tout le contraire. Cela veut dire : Le Dieu de la religion, de la métaphysique et de la subjectivité est mort, la place est vide pour la prédication de la Croix et pour le Dieu de Jésus-Christ.

P. Ricœur, « L’interprétation non religieuse du christianisme chez Bonhoeffer », Cahiers du Centre protestant de l’Ouest n °7, nov. 1966, p. 9 (cité par R. Kearney, Dieu est mort, vive Dieu, Nil, Paris 2011, p. 144)

19/03/2011

Va, quitte ton pays (2ème dim. de carême)

Abraham est un nomade. S’il est le Père d’un grand peuple, ainsi que son nom le dit, ce grand peuple ne devrait-il pas comme lui être nomade ? Et qui est ce grand peuple si ce n’est l’humanité tout entière, ou au moins celle qui se reconnaît dans l’un des trois monothéismes bibliques, juif, chrétien et musulman ?
Abraham est un nomade, l’humanité est nomade. Va, quitte ton pays, ta famille, ta maison. Non que nous devrions tous habiter sous une tente ou dans une caravane, mais d’une part nous ne pouvons nous appuyer sur aucune certitude puisque nous devrions avoir tout quitté, et d’autre part nous ne pouvons qu’accueillir l’étranger puisque tous nous sommes des émigrés.
Faire d’Abraham notre Père, c’est entrer dans la vie comme dans un pèlerinage, et encore, on n’en sait pas le terme, ainsi que le dit l’épître aux Hébreux : « Par la foi, Abraham obéit à l'appel de partir vers un pays qu’il devait recevoir en héritage, et il partit ne sachant où il allait. » (He 11,8).
Nous sommes des étrangers, voyageurs sur terre (He 11,13), non pour déserter ce monde, mais pour le parcourir, le traverser, marqués du sceau de la bonne nouvelle : Dieu bénit toutes les familles de la terre. La vocation reçue par Abraham est celle-là seulement. Etre par sa seule existence, la marque de la bénédiction de Dieu. On se prend à rêver en pensant que les trois religions monothéistes pourraient être cela dans le monde, le signe de ce que Dieu veut le bien de l’humanité. On se prend à rêver en pensant que chacun pourrait être pour l’autre le signe de la bénédiction de Dieu.
Et puisque le rêve n’est pas réalité, nous voilà chargés de la paix, artisans de paix. Comment s’y prendre ? Comme Abraham le nomade, par l’abandon de sa sécurité et par l’accueil de l’étranger. Comme Abraham dans une intercession pour les justes alors que les puissants des Nations entraînent leur peuple à la haine. Non, Monsieur le ministre, « les français [ne] veulent [pas] que la France reste la France ». C’est un sophisme. C’est un mensonge parce que c’est ne décrire la réalité qu’à travers ce qu’en laisse voir le trou d’une urne électorale. Ce que veulent les français, c’est un monde de justice et de paix. Et dans le pluralisme et le libéralisme que vous défendez, Monsieur le ministre, cela n’est pas possible par l’exclusion. Cela n’est possible que si vous, et nous, reconnaissons ce que nous sommes, non les propriétaires d’un pays ou d’une culture, mais des nomades, formés de la rencontre des cultures, de la traversée de la haine, riches de ce que nous avons reçu les uns des autres.
L’abandon des sécurités, pays, maisons, familles, l’abandon des certitudes ne signifie nullement un agnosticisme généralisé, une nescience relativiste ou cynique. Il s’agit seulement de quitter ce qui fait mourir, les murs de haine, les dogmatismes de toute sorte, politique, économique, ethnique ou religieux. Cet abandon des certitudes n’est rien d’autre que l’attitude socratique : je sais que je ne sais pas. Parce que nous sommes des quêteurs, nous ne pouvons posséder. Parce que celui que nous quêtons est toujours au-devant de nous, sur l’autre rive, nous ne pouvons que tendre la main pour qu’il la saisisse.
Etre chrétien n’est-ce pas cela, ne rien vouloir savoir si ce n’est Jésus, et Jésus Christ crucifié ? Autrement dit, être chrétien, c’est renoncer à toutes les idoles, prétendues vérités économiques, politiques et même théologiques, pour accueillir l’inouï de Dieu. « Le lavement des pieds et l’épreuve de la mort sont le signe de sa conversion de la souveraineté à l’hospitalité. » (Kearney)
La preuve qu’il n’y a aucun relativisme dans l’abandon des certitudes, c’est que nous sommes appelés à mourir pour un tel Dieu, serviteur de l’humanité, c’est que nous sommes appelés à servir avec lui l’humanité.
Alors, et particulièrement dans le contexte électoraliste délétère de ces semaines, notre nomadisme nous fait revendiquer le droit de l’émigré. L’hôte est en français autant celui qui accueille que celui qui est accueilli, comme si dans l’émigré, il s’agissait de l’accueillant et réciproquement. Mais l’hôte est susceptible d’hostilité ou d’hospitalité. Que choisirons-nous ?
A la suite du Dieu crucifié, nous devons rejeter le vieil instinct sacrificiel qui transforme les étrangers en boucs émissaires. (Cf Deleuze cité par Kearney)
On peut comprendre que l’arrivée d’inconnus inquiète, surtout s’ils sont nombreux. Méfions-nous de ne pas fermer notre porte trop vite. Souvent, le dieu lui-même était caché sous leurs traits. Abraham en sait quelque chose qui accueillit à Mambré, sans le savoir, son Seigneur. Et puisque nous n’avons aucune certitude dogmatique, il n’est guère possible de reconnaître notre Dieu du premier coup d’œil.
Ceux qui l’ont accueilli, comme ceux qui l’ont ignoré, posent les mêmes questions : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier ? » (Mt 25,44) Le visage du plus petit est celui de Dieu depuis le premier jour de la création. Nous ne le savons pas encore, même si depuis la nuit du Golgotha, Dieu s’est ainsi livré, exposé sous nos yeux.

Textes du 2ème dim. de Carême : Gn 12,1-4 ; 2 Ti 1,8b-10 ; Mt 17,1-9

12/03/2011

Pourquoi le mal ? (1er dimanche de Carême)

Le mal habite notre monde, habite notre cœur même. Il semble que ce soit plus fort que nous et l’Apôtre confesse : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. Je trouve donc une loi s’imposant à moi, quand je veux faire le bien : le mal seul se présente à moi. » (Rm 7,18-21)
Un mystère d’iniquité nous submerge et la terre entière. Un mal radical, à la racine, corrompt un monde plein de promesses de fraternité, une terre de justice et de paix, le cœur des hommes qui ne demandent qu’à s’aimer.
Dès l’origine, autant qu’on puisse le savoir ou le conjecturer, on veut comprendre l’origine du mal, le mal originel. La foi juive refuse d’en tenir Dieu responsable. Elle refuse donc d’en tenir l’homme seul responsable aussi, sans quoi, la faute rejaillirait sur le créateur de l’homme. Mais alors qui ? Mais alors pourquoi ?
Les efforts d’explication du mal échouent tous et on ne saurait s’en étonner. Expliquer le mal, en rendre raison, c’est, quoi qu’on en dise, lui donner raison. Mais le mal n’a pas de raison. Le mal est absurde. Le mal c’est le chaos qu’une première fois le Dieu d’amour avait fait reculer en son geste créateur, mettant un peu d’ordre dans le tohu-bohu originaire, déposant en sa créature l’empreinte de sa bonté.
Pour Dieu comme pour l’homme, seule est possible une réplique au mal, et non une solution ou une explication. Impossible de dissoudre le mal en le décortiquant, en l’expliquant, en le comprenant. Est exigé un double geste pour tenter d’en limiter la contagion : la compassion, le secours de ceux qui souffrent et le cri qui dénonce le mal. Le mal ne peut être tu, parce qu’alors il entre dans la banalité. Rien de pire que la banalité du mal, l’accoutumance au mal. Le jugement de Dieu est l’expression définitive de cette dénonciation.
Dans la nuit de la mort, le Fils, ne pouvant plus soulager personne, ne pouvant plus lutter contre le mal, les mains clouées au bois de la croix, hurle dans une protestation sans limite, au point que nous n’osons pas même reprendre sa prière, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Mon Dieu, pourquoi ? C’est la question de Job. C’est la prière de Jésus. C’est une des deux formes de la réplique au mal. Sa dénonciation. Et rien ne saurait éteindre la question. Il est impie, il est sacrilège, blasphématoire de répondre. Ce serait tuer la question qui se rebiffe, se serait encore une victoire du mal.
Du coup, le mythe de la Genèse ne peut être une explication du mal. Il ne peut être qu’une manière de poser la question, de la brandir, mon Dieu, pourquoi ? N’allons pas croire que le serpent serait la source du mal, comme un troisième qui dédouanerait aussi bien Dieu que sa créature. Il est l’énigme qui rampe, l’obligation de poser la question. Mon Dieu, pourquoi ? Pourquoi, non seulement le mal de l’homme, celui auquel il pourrait renoncer. Pourquoi le mal plus fort que l’homme ? Pourquoi la souffrance de l’homme, celle notamment dont personne ne peut être dit responsable ? Pourquoi la mort, la souffrance, la maladie ? Mon Dieu pourquoi les enfants qui meurent ? Mon Dieu, pourquoi ?
L’arbre n’a pas été posé au milieu du jardin juste pour tenter l’homme et la femme. Dieu l’avait même caché, peut-on penser, mais son fruit si beau à voir et si désirable à manger faisait que l’on ne voyait que lui. Et qu’en est-il de ce fruit, si ce n’est qu’il montre ce qu’est Dieu et que l’homme n’a pas. Rien de plus désirable pour l’homme que la vie de Dieu, sans le mal, sans la limite, sans la fragilité.
L’homme est à l’étroit dans son humanité. Ne lui faut-il pas à lui aussi distinguer le bien du mal ? Il ne peut que désirer le fruit si beau à voir. Il ne peut souffrir sa faillibilité et les enfantements meurtriers d’une créature inachevée, tremblements de terre et autre catastrophe naturelle, à commencer par la mort.
Eve, la vivante, trouve dans la Samaritaine de saint Jean ce que le Christ donne d’oser demander : Donne-là moi toujours cette eau. Elle s’y connaît en désir la femme aux cinq maris, la femme assoiffée. C’est notre humanité. Imaginez un instant qu’Eve eût su dire : Seigneur, nous donnerais-tu de ce fruit défendu, ce fruit si beau à voir et désirable à manger ? Qu’aurait répondu le Seigneur ?
« Je ne rêvais que de cela, Eve, je ne rêvais que de cela, oh Citationhumanité, que tu me demandes de ce fruit. J’avais tout fait pour que vous m’en demandiez. Je suis heureux, j’exulte. Ce que je suis et que vous n’êtes pas, je vous le donne. Je me donne à vous pour que vous viviez, je me donne à vous comme l’amant, car je vous aime comme tu ne peux l’imaginer. »
Le mythe heureusement n’est pas historique et Eve n’a pas mangé le fruit. L’histoire heureusement a connu le passage du Fils qui a pris notre humanité pour que nous recevions sa divinité. Le vinaigre que l’on tend à Jésus nous saoule encore de son venin mortel. Le mal n’est pas encore définitivement vaincu. Cependant, ce n’est pas en vain que nous crions contre le mal et nous retroussons les manches pour tenter de l’endiguer. Au banquet des noces, le fruit désirable de l’arbre de vie est partagé, grain de blé pour le pain, vin de la fête.
Textes du 1er dim. de carême Gn 2,7-9. 3,1-7 ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11

09/03/2011

Chercher le Royaume et sa justice (Mercredi des cendres)

L’évangile de ce jour propose autant un chemin de conversion, de purification, qu’une critique de ce chemin. Le jeûne, l’aumône et la prière ne suffisent pas à garantir la vérité de l’intention qui les motive. Ils peuvent être détournés de leur vertu alors même qu’ils sont d’authentiques pratiques de la foi, expressions de la foi.
Le jeûne, l’aumône et la prière peuvent être déconnectés de ce dont la pratique rituelle prétend être la mise en pratique. Cet écart entre pratique et sens de la pratique est une caractéristique de la prédication prophétique dont Jésus s’est emparé. Cet écart est critique de l’hypocrisie religieuse qui n’a pas attendu Molière et son Tartuffe pour être dénoncée par les croyants eux-mêmes.
Voilà pourquoi nous ne saurions opter pour quelque pratique que ce soit sans nous interroger sur nos intentions. Il ne suffit pas de se priver de nourriture pour jeûner, ou alors tout régime serait un jeûne ! Il ne suffit pas de prières pour prier, ou alors nous ne faisons rien de différent des païens. Il ne suffit pas de donner pour être généreux, ou alors la corruption devient synonyme de charité.
La conversion évangélique n’est pas affaire de rites mais de vie examinée. Au tamis de la critique, si l’on peut dire, nous sommes invités à relire nos vies. Ne croyons pas cependant que l’examen de conscience soit le but. Il n’est qu’un moyen et seulement dans la mesure où il reconnaît son échec, son impertinence. La découverte de l’inconscient interdit de penser que nous pourrions mettre à nu nos intentions dans une transparence cristalline et infaillible. Plus encore, si nous imaginions qu’à force de vertu, la vie examinée au terme de l’examen de conscience pourrait être purifiée, réformée au point d’ouvrir la voie de la sainteté, nous serions dans l’erreur totale, une nouvelle hypocrisie ou un déni orgueilleux, plein d’hybris, de démesure.
Pour l’homme, c’est impossible. Pour l’homme, la sainteté, c’est impossible. Non que du coup nous soyons dispensés de faire et dire la vérité dans la charité, mais que seul le Saint puisse nous rendre à l’image à laquelle nous avons été créés, la sienne.
Ainsi donc, ne suffisent pas les rites, ni la critique raisonnée de la vie pour entrer dans une démarche de conversion comme celle que nous nous proposons en ce début de carême. Peut-être l’actualité pourrait-elle alors nous offrir un chemin, espérant que ce regard sur le monde nous décentre de nous-mêmes, de nos préoccupations, y compris la préoccupation de notre sainteté. Nous pourrions au moins oser penser que cette sorte de désintérêt de nous-mêmes, non pas mépris, mais suspension de la position centrale que nous cherchons trop, y compris dans notre vie spirituelle, quoi que nous en disions, aura la vertu de nous désencombrer et nous laissera percevoir une voie, qu’obnubilés par notre vertu, ne serait-ce qu’en la cherchant, nous ne pouvons pas voir.
Quelques versets après notre évangile, comme en conclusion du chapitre, on peut lire : Cherchez le royaume du Père et sa justice, et tout [le reste] vous sera donné par surcroît. Dans le monde d’aujourd’hui, dans nos familles, dans la société et sa politique, dans les secousses qui traversent les peuples arabes, qu’est-ce que la quête de la justice, qu’est-ce que la justice qu’il faut chercher d’abord ?
Avant de nous convertir selon des critères que l’on ne remet pas même en cause et qui sont, sans doute pas faux mais peut-être prétexte à ne pas changer là où vraiment nous avons besoin de conversion, accueillons le critère évangélique, celui d’une justice du royaume à découvrir ou instaurer dans notre monde. Parler ainsi, c’est dire que la conversion est politique ou qu’elle n’est pas. Elle est affaire de justice dans notre monde. La conversion en ce sens n’est pas personnelle, pour une vie spirituelle entendue au sens trop commun et encore plus, étroit.
Un exemple. C’est quoi, chercher la justice du Royaume dans les événements du Monde arabe ? Impossible de répondre sans un minimum de connaissance de ce monde, de ses enjeux. A l’heure du village planétaire, la rubrique des chiens crevés n’a plus de place dans nos agendas de lecture. Il y a déjà trop à apprendre sur ce qui se passe dans la rue d’à côté, chez nos voisins… de l’autre côté de la Méditerranée.
Où rencontrer ceux qui vivent cette recherche de justice dans leur propre pays ? Dans les aéroports que nous fréquentons si souvent, chez nos voisins, dans la littérature, le cinéma, les documentaires. Que sais-je ? Nous sommes mis en demeure, pour chercher la justice dans ce monde devenu village, de nous informer, de nous former. Nous ne pouvons dire, comme le criminel Caïn, que nous ne sommes pas responsables de nos frères. C’est le bon sens que la diplomatie française n’a pas partagé, trop sûre de sa science sur des peuples que méprise notre sentiment de supériorité.
L’incompétence d’un gouvernement est signe des temps. Elle interroge notre propre discours et attitude. Quand nous ne savons plus que faire, et de fait, la situation est complexe, attachons-nous au moins à l’évangile : chercher d’abord la justice du royaume. Quant au reste, ne nous inquiétons pas ; cela nous sera donné par-dessus le marché !
Textes du jour : Jl 2,12-18 ; 2 Co 5,20-6,2 ; Mt 6,1-6. 16-18

07/03/2011

Evangile, carême, conversion et politique

Il est communément reçu que le génie de la pensée grecque, et par suite de l’Occident, c’est la force de la critique. Rien ne peut de droit échapper au crible de la raison qui passe toute chose en revue, le monde, la politique et la religion, sans oublier la raison elle-même. Ce tri dans nos savoirs et pratiques peut être compris comme le chemin d’une conversion pour une humanité plus grande, pour une liberté plus grande. Pour Platon ou Aristote, par exemple, la juste appréciation de la science, de la vie en commun et de la piété tourne l’homme vers la contemplation de ce qui est vraiment digne d’orienter sa vie.
Le monde juif n’est pas en reste en matière de critique. Certes, son style est moins philosophique, jamais abstrait. L’interdit des images sacrées et le souci du frère jusque dans l’amour des ennemis, dès le Premier Testament, non seulement nous tournent vers Dieu, nous convertissent, mais constituent aussi une critique de tous les faux dieux et condamnent toute atteinte à la dignité humaine.
L’évangile s’empare de la parole de Dieu et Jésus se pose en critique de la bonne conscience, du politique et du religieux : le respect des commandements ne suffit pas à rendre juste ; la manière d’exercer un pouvoir est d’être le serviteur, l’esclave de tous ; on ne voit jamais Jésus offrir le moindre sacrifice mais reprendre la dénonciation par les prophètes de l’hypocrisie cultuelle et inviter à une écoute de la parole qui soit amour de Dieu et du frère.
L’évangile après les psaumes marie la raison avec l’amour, l’amour de Dieu avec celui du prochain. Une raison sans amour est mépris de l’autre, un amour sans raison est aveuglement.
En ce début de carême, si nous avons quelques velléités de conversion, notre culture occidentale, marquée notamment et fondamentalement par l’héritage grec et juif, façonnée par la prédication de l’évangile, nous propose un chemin, celui de la critique : passer au crible de la raison notre vie personnelle, la vie de la cité, la vie de l’Eglise.
Ainsi, notre foi nous convoque à examiner notre vie ; elle est aussi responsabilité ecclésiale et action politique. Il ne s’agit pas d’instrumentaliser la foi pour mieux installer ceux de son bord au pouvoir. Il convient de critiquer tout pourvoir : Les chefs des nations commandent en maîtres. Parmi vous, il ne doit pas en aller ainsi (Mc 10,42-43).
Il est certes plus facile de parler des révolutions en pays arabes maintenant que certains autocrates corrompus sont renversés. Il est vrai que l’on ne sait pas encore ce qui arrivera, mais le pire n’est pas toujours sûr. L’Egypte, la Tunisie, le Maroc, la Jordanie ne sont pas le Pakistan où l’on vient encore d’assassiner le seul ministre chrétien. On ne peut trouver normale la peur spontanée ou entretenue de l’Islam. On dirait que nombre de nos politiques n’ont jamais rencontré de musulmans du Maghreb, du Proche ou du Moyen-Orient. La méfiance que beaucoup d’européens expriment vis-à-vis de l’Islam réclame une critique, peut-être même une conversion. Nous pourrions au moins faire l’expérience de la rencontre, lire la littérature, voir le cinéma, écouter la musique. Les extrémismes nous paraîtront aussi incompréhensibles chez l’autre que chez nous.
Dénoncer les amalgames, l’évidence de ce qu’il faudrait se méfier de l’Islam, provoquer la rencontre des cultures, c’est aussi cela l’exigence de la critique de la raison grecque, de l’altérité juive et de l’évangile. Il y a urgence. Notre mépris pourrait susciter la haine si nos frères en humanité, différents et si proches, ne sont pas plus sages et saints que nous.
Mes propos ne sont pas commandés par l’altruisme mais par l’exigence de la critique. Ils peuvent certes être appel à la conversion à la suite de l’évangile. Ils peuvent aussi n’être que cynisme. Si nous voulons notre propre bien, éviter la guerre des civilisations qui risque bien de nous emporter, si nous voulons échapper à la boucherie, c’est maintenant qu’il faut restaurer en leur dignité les hommes et les femmes, si différents si proches. Il sera trop tard demain. C’est maintenant qu’il faut partager les décisions quant à la planète. Tout le mal ne vient évidemment pas de chez nous. Mais nous sommes, nous les Occidentaux, minoritaires et lorsque les humiliés, ceux de notre mépris, et les pauvres, ceux de notre exploitation, se soulèveront contre notre égoïsme et notre racisme, il sera trop tard.