20/09/2014

Juste une question d'amour (Mt 20,1-16) 25ème dimanche

N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric ? L’arrogance de la question, qu’elle soit celle d’un flambeur bling-bling, d’un ado en crise ou d’une personne paumée qui ne sait plus gérer son budget, a de quoi agacer. Pourtant, nous venons de l’entendre et personne n’a sursauté : « N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon bien ? »
Bien sûr, la suite de phrase adoucit voire camoufle l’arrogance, reportant sur l’interlocuteur muet du maître l’agacement de l’auditeur. « Vas-tu regarder avec un œil mauvais parce que moi, je suis bon ? » Le rédacteur de l’évangile nous aura bien manœuvrés.
Car non seulement nous aurions dû sursauter à ce N’ai-je pas le droit de faire ce que je veux de mon fric, mais aussi, à ce que ces mots soient mis sur les lèvres du Père. Comment Dieu pourrait-il parler ainsi ? Si les hommes sont dans le besoin, il ne fait pas ce qu’il veut de son bien, il le donne, il le partage, il soulage. Il faut bien que nous n’en ayons pas fini avec le dieu pervers pour que cela ne nous choque pas que Dieu soit un salaud. OK, ce n’est pas dit si carrément, mais c’est bien pour cela que c’est pernicieux. On révère Dieu dans les mots, mais l’on cache dans la révérence toute notre dé-fiance, toute notre incroyance.
Je me rappelle ce prêtre que nous avions invités à donner une récollection au séminaire et qui commentait la prière du bienheureux Charles de Foucauld, « Mon Père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoi que tu fasses de moi, je te remercie. Je suis prêt à tout, j'accepte tout. Pourvu que ta volonté se fasse en moi. » Enfin, pas tout, avait-il ajouté. Mais si, tout ; aurions-nous à craindre celui qui nous aime ?
Ainsi donc, notre parabole, comme d’habitude, ménage en son sein le lieu où elle pivote pour laisser apparaitre son sens, tel un passage secret. La double provocation au sursaut invite à chercher à quelle condition le Père peut ainsi parler. Non parce que sa toute puissance en ferait un despote. Cela, nous l’avons écarté comme ce que M. Bellet appelle le dieu pervers. La toute puissance de Dieu n’est pas le n’importe quoi ou l’arbitraire de caprices. La toute puissance de Dieu, c’est de se donner pour de bon, totalement. Si puissant qu’à part lui, personne ne le peut. Pour les hommes, c’est impossible.
Et effectivement, si Dieu fait ce qu’il veut de son bien, c’est parce qu’il l’a tout donné, qu’il n’en est plus maître, qu’il s’est ruiné à aimer. En cet absolu dépouillement se reconnaît le Dieu de Jésus.
Les versions grecques ne sont pas unanimes sur un point qui paraît un détail, mais ne l’est en rien. On lit selon les manuscrits : « Les premiers, venant à leur tour, pensèrent qu’ils allaient toucher davantage ; mais c’est chacun un denier qu’ils touchèrent, eux aussi », ou bien « mais c’est chacun le denier qu’ils touchèrent, eux aussi ». L’article défini étonne, et c’est un indice de sa probable authenticité. Chacun reçoit non pas son denier, celui qu’il a gagné, mais le denier, le seul qui se puisse donner, l’unique don du Père qui est lui-même, son amour.
L’amour en effet ne s’additionne pas. Le Père aime et s’épuise en cet amour. Il n’y a rien d’autre en Dieu, si l’on peut ainsi parler, que l’amour. Et quand il a donné quelque chose, c’est forcément l’amour, quand il a donné quelque chose, c’est forcément lui-même, quand il a donné, c’est forcément tout. On ne peut avoir plus ou moins quand on a tout.
Que cette parabole s’oppose dans une logique bien paulinienne à la théologie du mérite, c’est certain. On n’a pas plus droit au paradis parce qu’on a jeuné régulièrement, parce qu’on est allé à la messe, parce qu’on s’est fait c… à être chrétien. Ça, c’est ce qu’on pense quand justement, cela nous casse les pieds, alors que c’est juste une question d’amour. Les ouvriers de la première heure n’aiment pas le maître. On ne sait rien des autres, il est vrai ; mais si les premiers aimaient le maître, ils seraient à jamais les premiers, jamais les derniers.
Nous sommes disciples de Jésus parce que le Père le premier nous a aimés. Comment ne répondrions-nous pas ? Peut-on envoyer balader l’amour ? Mais il en est de tout temps, des croyants, des chrétiens, pour qui cela ne suffit pas. Alors notre parabole s’oppose aussi à tout ce qui ferait de la foi un moyen en vue d’un but. Croire et travailler à la vigne pour avoir la vie, la vie éternelle.
Mais la vie éternelle n’est pas récompense, à venir, elle est vie avec Dieu, déjà, ici et maintenant. Que voulons-nous de plus que Dieu qui s’offre à nous ? Des sucreries, du réconfort ? Enfants gâtés qui veulent la barbe à Papa quand ils ont les mains pleines !
Enfin, notre parabole s’oppose à tout ce qui nous mettrait en première ligne. Nous croyons assez facilement que c’est l’homme qui cherche Dieu, que nous aurions soif de Dieu. Or c’est le Père qui a aimé le premier. C’est lui qui ne cesse de sortir à la rencontre des hommes, à toute heure du jour, et de la nuit. Nous ne faisons que répondre. Nous ne sommes pas croyants pour que Dieu nous réponde. Lui répondre, entendre comme une bénédiction son don, voilà qui fait de nous les disciples de Jésus.

13/09/2014

Un homme pour les autres, un homme pour son Dieu (La croix glorieuse)



La croix est instrument de torture et tant qu’il en est ainsi, elle ne peut être un objet de dévotion, moins encore un bijou ou une œuvre d’art. Lorsque Constantin, au début du 4ème siècle vainc par la croix, lorsque sa mère Hélène, invente la croix à Jérusalem et y fait bâtir la basilique du saint Sépulcre, comme disent les latins alors que les orientaux parlent de basilique de la résurrection, assurément, les représentations ont changé. La croix, le signe de la croix dont nous avons été marqués au baptême, est devenue le signe d’une identité, celle des disciples de Jésus.
Mais que ce soit l’instrument d’une infamie qui nous désigne demeure une provocation, un appel à aller au-devant de ce que nous sommes, ou devrions être, rebuts de l’humanité pour être avec et parmi ceux que le monde ignore ou massacre, en Irak et dans tous les lieues de haine guerrière, mais aussi dans nos villes, dans nos banlieues, avec leur pourcentage mortifère de chômage et de pauvreté. Fêter la croix glorieuse n’est pas affaire de triomphalisme ‑ O croix dressée sur le monde, Victoire tu régneras – mais impératif, à la suite de Jésus, à aller habiter là où l’on meurt de façon ignominieuse, que ce soit dans la violence de la barbarie terroriste ou dans l’indifférence générale d’une société repue.
Entendons-nous bien. Nous ne sommes pas attachés à la croix, pour souffrir ou cultiver l’horreur morbide ; nous sommes attachés à la croix de Jésus pour vivre. Mais voilà, pour vivre, il faut mourir. C’est l’histoire du grain de blé qui reste seul ou se multiplie en mourant ; c’est l’histoire de tous ces non, sans cesse répétés aux enfants parce que tout n’est pas possible ; c’est l’histoire de la limitation de notre puissance et de nos désirs ; c’est l’histoire de la fin de notre vie, dans un cercueil.
Terrible loi de la vie qui passe par la mort et contre laquelle nous nous révoltons. Jésus épouse cette révolte en espérant ne pas devoir boire le calice : la mort lui fait horreur.
Pour ne pas poursuivre si durement, sans cependant échapper au cœur de la foi – « je n’ai rien voulu savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié » (1 Co 2, 2) – posons une question. Fallait-il que la mort de Jésus fût violente ? Jésus serait mort de sa bonne mort, dans son lit, comblé d’années, aurait-il pu être le Seigneur qui donne la vie ?
Mais si la mort de Jésus n’est pas un sacrifice, est-on encore catholique ? Donnons-nous quelques minutes de théologie fiction. Si Jésus n’est pas le prophète assassiné, ce n’est sans doute pas que tous l’aient reconnu comme leur Seigneur, mais seulement, comme aujourd’hui, qu’il est ignoré. Evidemment, un Jésus qui ne dérange personne est difficile à imaginer, mais quand on voit combien les chrétiens dérangent si peu dans ce monde. Le Pape crie pour la paix, mais les armes et les intérêts sont plus forts. Nous autres, préférons souvent le verni mondain à la radicalité de la croix de Jésus ! Avec la saveur du monde, le goût de l’évangile subtil de l’évangile ne risque pas de réveiller une seule papille.
Ainsi donc, Jésus meurt, entouré de ses quelques amis, Marthe, Marie et Lazare, les Douze bien sûr, et sans doute quelques centaines d’autres. Ceux qui après sa mort sont effectivement devenus les témoins de sa résurrection. Un tel Jésus n’en aurait-il pas moins donné sa vie pour ses amis ?
Sa manière d’être, d’être l’homme pour les autres et pour son Dieu, pour les autres parce que pour son Dieu, tout cela ne se joue pas à la croix. Tout cela est présent dans sa prédication et sa vie, dans son attention à tous, et d’abord ceux que l’on exclut, à l’époque lépreux, publicains, prostituées, aujourd’hui, chrétiens en Irak ou pauvres de nos banlieues.
Et la croix n’ajoute rien à cela. Tout est déjà donné, Jésus s’est déjà totalement donné pour la vie du monde, pour le salut du monde ainsi que disent les théologiens. Ouvrons n’importe quelle page des évangiles, n’est-ce pas ce que nous y lisons ? La croix n’a pas d’autre sens : attestation de l’homme pour les autres.
Au moment d’affronter le rejet, d’être, comme dit le prophète, rebut de l’humanité, Jésus ne va pas trahir cette vie pour les autres. Ce serait contredire toute sa vie ! La croix est le pas, imposé par la violence, qu’impose son chemin pour les autres, son être pour. C’est parce qu’il y a de la violence, excusez le truisme, que Jésus meurt en croix. Cela ne change rien à ce que, par sa vie pour les autres, là encore un truisme, il donne sa vie. La croix est le dernier moment, et la cohérence, de cette vie pour les autres et pour Dieu.

05/09/2014

Un seul mot d'ordre pour la rentrée : charité. (23ème dimanche)


En quinze jours, nous lisons les deux seules mentions du mot Eglise dans l’évangile de Matthieu. Sur le roc, Jésus bâtit son Eglise, comme celui qui écoute la parole et la met en pratique, et non comme un fou, sur le sable.
Malgré cela la communauté de l’Eglise est traversée par des dissensions. C’est prévu semble-t-il depuis le début, au moins depuis les années de rédaction de l’évangile, vers 80, si l’on refuse de faire remonter ces propos à Jésus lui-même.
On aurait pu rêver mieux comme texte (Mt 18,15-20) pour nos retrouvailles après la dispersion de l’été que ces conseils, quasi réglementaires. Mais il faut être réaliste. Même avec les meilleures bonnes intentions, on n’est pas à l’abri des conflits. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit la sagesse populaire.
Rien de mieux alors que de l’humilité, loin de l’enthousiasme naïf et de l’envie de propos qui réchauffe le coeur, pour la reprise de notre vie de communauté, les petits moyens qui ne ressemblent à rien, et qui pourtant garantissent le respect des personnes et la charité.
Un problème ? C’est inévitable. On en parle, premièrement. On ne garde pas cela comme un poids sur l’estomac. Mais on en parle, deuxièmement, à la personne concernée ou à deux ou trois, pas plus. Tout le reste ne serait que rumeur, médisance, commérage.
« L’expérience nous dit qu’il y a tant de péchés contre l’unité. Et nous ne pensons pas seulement aux schismes, nous pensons aux fautes très communes dans nos communautés, aux péchés "paroissiaux", à ces péchés dans les paroisses. Parfois, en effet, nos paroisses, appelées à être des lieux de partage et de communion, sont tristement marquées par les convoitises, les jalousies, les antipathies... Et les commérages sont à la portée de tous. Combien y a-t-il de commérages dans les paroisses ! Cela n’est pas bon. […] Cela, ce n’est pas l'Eglise. Cela ne doit pas se faire, nous ne devons pas le faire ! Il faut demander au Seigneur la grâce de ne pas le faire. Cela a lieu […] lorsque nous plaçons au centre nous-mêmes, avec nos ambitions personnelles et nos façons de voir les choses, et que nous jugeons les autres ; lorsque nous regardons les défauts des frères, plutôt que leurs qualités ; lorsque nous donnons davantage d’importance à ce qui nous divise, qu’à ce qui nous unit...
« Face à tout cela, nous devons faire sérieusement un examen de conscience. Dans une communauté chrétienne, la division est l’un des péchés les plus graves, car il fait d’elle le signe non de l’œuvre de Dieu, mais de l’œuvre du diable, qui est par définition celui qui sépare, qui détruit les relations, qui insinue les préjugés... La division dans une communauté chrétienne, que ce soit une école, une paroisse, ou une association, est un très grave péché, car elle est l’œuvre du Diable. Dieu, en revanche, veut que nous grandissions dans la capacité à nous accueillir, à nous pardonner et à nous aimer, pour ressembler toujours plus à Lui qui est communion et amour. C'est en cela que réside la sainteté de l’Eglise : dans le fait de se reconnaître à l'image de Dieu, comblée de sa miséricorde et de sa grâce. » (François, Audience du mercredi 27 août 2014)
Il ne s’agit pas de faire une leçon de morale, même en citant le Pape. Il s’agit de l’identité même de l’Eglise. Comment pourrions-nous confesser, comme nous allons le faire dans un instant, la sainteté de l’Eglise et ne pas pratiquer l’ascèse qui mène à la sainteté ? Non pas les jeûnes, les prières ou autres actes de dévotion, mais l’ascèse de la langue et du regard sur l’autre, l’ascèse de la lutte contre le mal. Délivre-nous du mal ne peut être notre prière qu’à nous avoir déjà convaincus de la nécessité de lutter contre le mal.
Les Pères du désert savaient cela, il y a seize siècles. N’importent pas les grands signes de dévotions, prières prolongées, jeûnes, veilles et sacrifices, si la charité n’irrigue pas notre vie. C’est l’hymne à la charité de Paul. J’aurais beau avoir la foi jusqu’à transporter les montagnes, j’aurais beau donner tous mes biens aux pauvres, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. La source de tout cela, c’est bien sûr le commandement du Seigneur, de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés.
Tant qu’on est d’accord entre nous, tout va bien. Mais nous ne sommes pas toujours d’accord. Alors on se le dit, Il faut le dire avec tact et discrétion. Discrétion ne veut pas dire secret, ragot ou commérage, mais respect les uns des autres. Si la charité ne nous habite pas, mieux vaut se taire, entrer bègue ou aveugle dans le Royaume qu’avec une langue aiguisée ou un œil perçant dans la géhenne.
Alors, un seul mot pour cette rentrée, pour la sainteté de l’Eglise, la vie de notre communauté et l’annonce de l’évangile : Charité. C’est à l’amour que nous aurons les uns pour les autres que nous serons reconnus comme ses disciples, son Eglise.