31/10/2016

Luther et la sainteté (Toussaint)



L’année de la miséricorde touche à sa fin. Dans quelques jours se refermeront les portes saintes. Au même moment s’ouvre une année de commémoration des cinq cents ans de la Réforme luthérienne.
Martin Luther était moine augustin. C’est un homme qui prend au sérieux sa foi. Il entre contre le souhait de son père au monastère et cherche à vivre en homme parfait. C’est une impasse. Le péché est tapi à la porte, c’est au-dessus de nos forces d’être saints. Le Dieu vengeur, justicier menace. Les œuvres de Jérôme Bosch, exposées récemment à Madrid, illustrent le sentiment des contemporains. Une lutte entre le bien et le mal, entre l’ascèse et les délices, entre la vie et la mort. Depuis un siècle, les calamités se multiplient, peste, famines, guerres. Ce que nous appelons aujourd’hui le Moyen-Age se termine mal. Aux beaux Christ romans, paisibles, qui font de la croix un trône, succèdent les crucifiés torturés, comme celui d’Issenheim.
Dans ce contexte Luther appelle à l’aide celui qui lui montrera un Dieu de miséricorde. L’homme ne peut être saint ni échapper au mal par lui-même. La morale, et heureusement, condamne le mal que l’on commet, mais qui nous sortira de ce mal ? Si l’Eglise se contente de condamner le mal, ce qui est déjà une manière de luter contre lui, elle n’a pas encore ouvert à l’homme une espérance. Qui me montrera un Dieu de miséricorde ?
Cinq cents ans plus tard, on a autant de mal à annoncer la miséricorde, davantage porté que l’on est à condamner. Cinq cents ans plus tard, l’appel à la sainteté est toujours aussi nécessaire. Comment y parvenir ? Comment y aspirer pour que cela ne soit pas en vain.
La grande découverte de Luther, en lisant les Ecritures, Paul en particulier, c’est que l’homme n’est pas saint. Il reste pécheur. La sainteté n’est pas notre fait. Même saint on demeure pécheur. Ce sont les pécheurs qui sont habités par la sainteté de Dieu. Simul pecator et justus.
La sainteté ne peut être confondue avec la perfection morale. Elle est un don de Dieu. Seule la grâce apporte la vie, pas nos œuvres, ce que nous faisons de bien. Le 31 octobre 1999, la déclaration luthéro-catholique sur la justification (ce qui rend juste, c’est-à-dire, ce qui rend saint) permet de venir à un accord. Les raisons de la séparation de 1521 (l’excommunication de Luther), ne sont plus aujourd’hui l’objet d’une dissension. Aujourd’hui, catholiques et luthériens, rejoint par les méthodistes, reconnaissent que la sainteté se reçoit de Dieu et se reçoit seulement.
Luther avait raison. Oui, Dieu seul rend saint parce que Dieu seul est saint. La sainteté n’est pas ce que je fais de bien. Je demeure un pécheur, même sanctifié par la foi. La sainteté est ce que Dieu fait en moi par sa grâce, la sainteté est la vie que je tâche d’accueillir, en me laissant convertir à la bonté, au service de la vie des frères. Ce n’est plus moi qui vis, écrit Paul, c’est le Christ qui vit en moi. Ou encore, pour moi, vivre, c’est le Christ. Tout ce que vous avez faits à l’un de ces petits qui sont les miens, que vous le sachiez ou non, c’est à moi que vous l’avez fait.
C’est justement parce que Dieu seul est saint et que la sainteté est ce qu’il offre lorsqu’il s’offre ; que Dieu seul est la vie pleine, en abondance, qui n’existe qu’à s’offrir ; parce que Dieu, quand il donne, se donne lui ; parce que c’est son dessein d’ainsi se partager, que nous pouvons fêter tous les saints, tous les élus, ceux qui se sont laissés transformer à l’image de Dieu pour la vie qu’ils ont accueillie, sachant ou non qui la leur donnait.
La sainteté n’est pas la perfection. C’est même plutôt le contraire. Les parfaits n’attendent pas grand-chose des autres. En ce sens, le contraire de la sainteté, ce n’est pas le vice, mais la vertu. Et vous comprenez les invectives de Jésus contre les pharisiens, et pourquoi Jésus déclare que les prostitués et les pécheurs sont les premiers dans le Royaume. Non que leur péché soit un laissez-passer, mais que pécheurs à ce point, c’est sûr qu’ils ne peuvent que compter sur Dieu et les autres pour aller à la vie, la vie en abondance.
La sainteté, ce n’est rien autre en effet que la vie, la vie en abondance. Non l’étroitesse de certains vertueux, qui vivent petits pour moins risquer de se laisser aller à la tentation. La sainteté, c’est Dieu lui-même et sa hauteur qui est sans hauteur, sa largeur et sa profondeur. La sainteté, c’est la vie même de Dieu. La sainteté, c’est Dieu lui-même. Et l’on ne dit pas que Dieu est vertueux ou qu’il a des valeurs. On dit de Dieu qu’il emplit l’univers, qu’il est la vie, source de la vie, profusion de vie, créateur.
Fêter la Toussaint, c’est assurément confesser le Dieu de miséricorde capable de transformer nos petitesses, étroitesses et nos fautes en largeur, largeur de sa vie à lui, sans largeur. Fêter la Toussaint, c’est confesser la miséricorde de Dieu qui fait de chacun de nous un être capable de la vie, la vie en abondance, celle de Dieu même.

31 octobre 1517

Les 95 thèses de Luther.
31 octobre 2016, François, le Pape, est à Lund (Suède) pour ouvrir avec les Luthériens l'année commémorative des 500 ans de la Réforme. Du conflit à la communion.



Plus ancien portrait de Martin Luther
Par son ami Lucas Cranach l'Ancien (1519)
Martin Luther porte l'habit des moines Augustins.

28/10/2016

L'homme des rencontres (31ème dimanche)


Au caté, nous parlons des rencontres de Jésus. Et c’est fou le nombre de rencontres de Jésus ; les évangiles ne racontent presque que cela. Parmi celles-ci, la rencontre avec Zachée (Lc 19, 1-10). Dans toutes ces rencontres, Jésus manifeste que Dieu se donne ; Jésus lui-même se donne jusqu’au bout. Mais en quoi le récit de ces rencontres et les affirmations dogmatiques qui en découlent changent-t-elles notre vie ? La rencontre avec Zachée, par exemple, se contente-t-elle de nous informer sur Jésus et Zachée, ou permet-elle aujourd’hui de rencontrer Jésus ?
Christoph Théobald, un des actuels théologiens francophones, parle de l’hospitalité de Jésus, une hospitalité qui le caractérise au point que cela suffit à le distinguer de bien d’autres personnes, si ce n’est de tout le monde. L’hospitalité, dans la rencontre avec Zachée, c’est la disponibilité de Jésus qui remarque l’homme de petite taille, sans doute plus au sens figuré qu’au sens propre, condamné à grimper aux arbres comme un animal, singerie d’humanité. Jésus s’adresse à lui avec attention et respect ; du moins, ignore-t-il tout ce qu’on reproche à Zachée. L’a priori est seulement de bonté, non de morale ou de pureté rituelle.
Cette bonté hospitalière sonne juste. Ce que dit Jésus est ce qu’il vit ‑ il ne triche pas, est authentique ‑, et Jésus vit pour les autres. Rien de faux, rien de possessif, rien d’intéressé. « Venez voir un homme qui m’a dit tout ce que j’ai fait », s’écrie la Samaritaine, et Zachée peut relire toute son existence, inversant le vol par une générosité aussi extravagante que celle de Dieu lui-même. Quant à Jésus, il n’a qu’un seul intérêt : « le fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ». Il vit comme serviteur de nos vies. Il vit comme le saint.
La sainteté hospitalière de Jésus est d’effacement. Jésus répugne habituellement à être reconnu, nommé. Il fait taire les esprits bavards et mauvais ; il laisse l’aveugle-né dans l’ignorance de son identité ; il ne se désigne jamais directement, mais comme semeur, fils de l'homme, etc. Il ne demande pas à être reconnu, identifié, nommé. Les histoires d’identité finissent toujours dans la violence et l’exclusion. L’effacement de Jésus, avec Zachée, conduit à inverser les rôles : celui qui bénéficie de l’hospitalité de Jésus devient l’invitant qui accueille en sa maison.
Bien sûr, la rencontre se passe autour d’un repas. Jésus mange presque aussi souvent qu’il rencontre les gens. Cela fait même jaser. Les pharisiens et les scribes murmurent : « Cet homme, disaient-ils, fait bon accueil aux pécheurs et mange avec eux ! » Jésus rapporte ce que disent ses contempteurs : « Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et vous dites : "Voilà un glouton et un ivrogne, un ami des publicains et des pécheurs ! » La convivialité du repas convient à l’homme qui partage ce qui fait vivre – il rompit le pain ‑ depuis les invitations huppées avec personnel de maison ou amicales comme chez Marthe et Marie, en passant par les quelques épis froissés à travers champ, jusqu’à la profusion de la multiplication des pains.
Jésus s’efface, et c’est Zachée qui est montré offrant généreusement. Jésus s’efface et libère la générosité de Zachée. Jésus installe au centre ceux qu’il rencontre. Ce n’est pas une affaire de modestie, de bienséance. C’est le sens de sa vie, être serviteur de l’humanité, ouvrir l’homme à sa divinité. C’est fou. Il est fou. D’ailleurs certains le disent possédé.
Jésus n’exige pas que l’on devienne disciple. Certains seulement le suivent. Rien n’indique que Zachée soit devenu disciple. « Aujourd’hui le salut est entré dans cette maison ». C’est tout. C’est tout, un point c’est tout. C’est tout, c’est la totalité de sa mission et de la vie. La sainteté hospitalière de Jésus ne cherche à s’agréger personne, elle est gratuite, sans calcul, pour nous les hommes et pour notre salut. Certains deviennent disciples et annoncent cette gratuité : à notre tour, nous sommes de ceux qui relèvent leurs frères, ou révèlent, à la suite des évangiles, ce que font ceux, disciples ou non, qui relèvent les frères.
En un instant, la vie de Zachée et de tous ceux que Jésus rencontre est ressaisie et prend un sens nouveau. Les guérisons l’attestent à l’envi, les hommes et les femmes redressés, relevés. Rencontres décisives où tout se joue, où la vie se joue. C’est une histoire de vie et de mort, ce que l’on appelle résurrection. Une bonne nouvelle jaillit qui change tout, un évangile.
Jésus n’a rien écrit. Les rencontres ont pris tout son temps, le nourrissant, expression de la volonté du Père. L’évangile n’est pas un texte mais la bonne nouvelle qu’est Jésus en ses rencontres. Jésus s’épuise en des rencontres qui donnent la vie. Certains que Jésus avait rencontrés, ou qui avaient rencontré de ceux que Jésus avait rencontrés, ont rapporté ces rencontres (plus qu’ils ne transmettent des informations sur Jésus). A recevoir ces récits de rencontre comme Zachée recevait Jésus en sa maison, nous bénéficions nous aussi de la proximité bienfaisante de Jésus. C’est aujourd’hui que nous sommes interpelés par la sainteté hospitalière de Jésus, c’est aujourd’hui que le salut entre dans notre maison.

14/10/2016

Qui fait disparaître la foi sur la terre ? (29ème dimanche du temps)



Prier sans se décourager. Dieu est tout de même plus miséricordieux que ce juge inique qui finit pourtant par exaucer les veuves pour qu’elles ne lui cassent plus les pieds !
Voilà Dieu en bien mauvaise compagnie (Lc 18, 1-8). Que l’on compare Dieu aux meilleurs d’entre nous et peut-être pourra-t-on approcher sa grandeur, sa bonté. Si pour parler de lui il n’y a que cette canaille, cela n’augure rien de bon.
Or cela ne nous gène pas de penser Dieu à partir de ce juge inique. Pourtant, en Jésus, est au contraire manifeste que Dieu ne cesse d’être à nos côtés, qu’il exauce toujours, indépendamment de la foi, comme on peut le lire peu avant notre texte dans récit des dix lépreux (Lc 17, 12-19).
Souvent, les paraboles se laissent lire par notre ressentiment, le menant à sa folie pour mieux le dénoncer. Elles nous caressent dans le sens du poil que le surmoi fait taire en société. Au fond de nous, nous pensons mal de Dieu : ne l’avons-nous pas comparé à un voyou, même si c’était pour l’en distinguer ? Mais qui compare ceux qu’il aime aux sales types ? Avec une telle idée de Dieu, et de la prière, étonnez-vous que ça ne marche pas. Le ver est dans le fruit. Le sacrilège s’immisce au cœur de la confession de foi. Dieu est miséricordieux, mais en fait… Dieu a vu la misère de son peuple, mais en fait…
Si la foi des chrétiens et la prédication instillent le doute quant à la bonté infinie de Dieu, on comprend que Jésus puisse s’interroger. « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » Quand on voit l’Eglise et ses ministres parmi les plus éminents se déchirer à propos de la miséricorde, de la communion des divorcés remariés, de l’acceptation des homosexuels, de l’accueil des immigrés, on comprend que Jésus puisse s’interroger.
Et nous-mêmes, quelles lectures labélisées des textes répétons-nous à l’envi, stupides et infantiles, moralisantes et fades, qui ôtent à la parole de Jésus son caractère intempestif, ce qui fait, deux mille ans plus tard, qu’elle est encore et toujours nouvelle et bonne ? Essayez donc de prêcher autre chose que le déjà connu qui vient conforter les manières de penser ! On préfère le prêchi-prêcha (des homélies ou de la catéchèse) qui justifie l’idéologie du temps ou du milieu social. Par exemple, il faut dire que Jésus défend la famille, c’est une évidence, alors qu’il n’en dit pas un mot, pire, conteste les liens du sang, parce que pour lui, la famille, ce n’est pas qui l’a nourri ou élevé, mais qui écoute la parole et la met en pratique ; parce que la famille, ce n’est pas « un enfant, un papa, une maman », mais la vocation de l’humanité. Alors que le racisme prend la parole, contre le droit, et s’affiche comme communication municipale, que ne sommes-nous pas dans la rue à défendre la famille, nos frères qui meurent en Méditerranée ? Oui, là c’est le moment de défendre la famille comme Jésus l’entend.
On prêche les valeurs, comme les pharisiens, pour ne pas prêcher la critique des valeurs, ressort de la théologie prophétique si souvent reprise par Jésus, pour ne pas entendre le scandale du renversement évangélique : Dieu est serviteur de l’humanité ; Dieu s’offre pour que nous vivions de sa vie. Nous ne rêvons que d’être servis, mais si c’est par Dieu, nous n’en voulons pas ! Cela dénoncerait de trop nos turpitudes. Et pourtant, Dieu n’est pas le tout puissant, comme se croit le juge de la parabole, mais l’impuissant qui compte jusqu’à ce que ce juge inique peut produire de bonté, à son propre corps défendant.
Le Dieu de Jésus n’est pas Dieu, je veux dire, n’est pas ce que tous appellent Dieu. Il n’est pas un maître tyrannique et autocrate dont les volontés s’imposeraient arbitrairement. Il ne réclame nul tribut, impôt payé en monnaie sacrificielle. Jésus est athée de ce dieu que nous continuons à prêcher pour être assurés d’avoir bien raison de ne pas y croire pour de vrai. Le Dieu de Jésus est amour, serviteur qui engage à servir, Père qui veut réconcilier les frères.
Si la lettre évangélique est châtrée par ceux-là mêmes qui sont chargés de la porter, de la vivre, comment y aura-t-il la foi sur la terre ? Ce sont, au moins parfois, les chrétiens eux-mêmes qui euthanasient l’évangile (l’assassiner serait trop visible !), qui rendent vaine et inepte la bonne nouvelle.

10/10/2016

La miséricorde, chamboulement de l'Eglise

Publié dans le numéro 286 de la Lettre aux communautés, Mission de France.


Le jubilé de la miséricorde paraît à la fois nécessaire tant on a conscience de l’importance de la miséricorde, à la fois relativisé voire poliment évité tant est redouté le chamboulement auquel la miséricorde ne peut que conduire l’Eglise.
Les théologiens parlent peu de miséricorde. D’abord, le mot n’est pas biblique ; ensuite, lorsqu’ils parlent de Dieu, souvent, les théologiens privilégient une démarche philosophique qui ne croise guère la miséricorde, terme trop peu conceptuel, trop anthropomorphique. La miséricorde, ce serait bon pour la spiritualité ou la pastorale, rien de plus ! Enfin, et plus fondamentalement, parler de miséricorde oblige à une conversion, à un changement de Dieu. C’est tout l’enjeu d’une redéfinition de la doctrine à partir de la miséricorde.

1.      Un peu de vocabulaire
Le mot miséricorde est une invention latine. Il désigne ce qui advient lorsque l’on regarde la misère avec le cœur. Il traduit plusieurs mots hébreux ou grecs. Ce peut être amour ou fidélité (ḥesed). On le trouve par exemple dans le Ps 135/136. « Car éternel est son amour », en latin « quoniam in aeternum misericordia eius ». Le grec recourt à la racine de eleos, connue par le kyrie eleison, « Seigneur, prends pitié ». La miséricorde est l’expression du cœur de Dieu devant la misère de son peuple. Lors de la théophanie du buisson, en Ex 3, Dieu dit avoir vu la misère de son peuple (Cf. aussi Dt 26).
En Is 54, 8 on trouve une autre racine hébraïque qui a le sens des entrailles. La miséricorde est alors un sentiment viscéral, ce qu’éprouve la mère, en son sein, devant la situation de ses enfants. Le grec, en Lc 15,20 par exemple, use aussi de ce vocabulaire. Dieu est ainsi décrit de façon maternelle, féminine. On trouve une troisième racine hébraïque qui signifie montrer sa faveur, être bon, avoir pitié, comme dans le Ps 55/56.
Dans le Benedictus, Luc a recours à un quasi pléonasme : « grâce à la miséricorde viscérale de notre Dieu », ou plus exactement « par la prise aux trippes miséricordieuses de notre Dieu ». Col 3, 12 fait de même pour exhorter les disciples à pratiquer la miséricorde, à être « miséricordieux comme le Père » (Lc 6, 36) entre eux (Ep 4, 32).
A parcourir les différentes occurrences de misericordia, le pardon n’est pas le thème le plus important ni le plus fréquent, même s’il est indiscutable comme dans le Ps 50/51 (dont le verset 3 utilise les trois racines hébraïques). Bien plus fréquemment que pardon, la miséricorde tant divine qu’humaine est compassion, pitié, bouleversement des entrailles (commisération), bonté, fidélité, amour et tendresse.

2.      La parabole des talents. Où est la miséricorde ?
Lorsque nous lisons Mt 25, 14-30, nous nous contentons en général du début de l’histoire. Comme les deux premiers serviteurs, nous pensons qu’il s’agit de faire fructifier les talents reçus (retenant le sens figuré du mot). Nous sommes ici dans une théologie de la rétribution. Si l’on ne développe pas ses talents, on contrevient au projet de Dieu. Or si chacun a reçu selon ses possibilités, n’est-il pas injuste que celui qui a le moins de possibilités soit celui qui est condamné ? Où est la miséricorde évangélique ?
Le maître transmet (c’est comme un héritage et on peut sans doute pas traduire le verbe par confier) ses biens à ses serviteurs. Nulle part, il n’est dit ce qu’ils doivent en faire, ni qu’ils devront les rendre. C’est l’attitude des deux premiers qui laisse penser qu’il fallait faire fructifier les talents. En outre, le maître à son retour « règle ses comptes avec ses serviteurs ». Comment imaginer que Dieu agisse ainsi ? Seule une théologie de la rétribution pense ainsi. Enfin, nous nous identifions au troisième serviteur dont nous prenons la défense. Or qu’a dit ce dernier ?
« Seigneur, je te connais comme un homme dur. Tu moissonnes où tu n’as pas semé, tu rassembles d’où tu n’as pas dispersé. J’ai craint. » Comme profession de foi, on fait mieux ! Ce serviteur insulte le maître, le traite de voleur à récolter là où il n’a pas semé. Le problème avec ce serviteur vient-il de ce qu’il n’a rien fait de son talent, pour lequel aucune consigne n’avait été donnée, ou de ce qu’il insulte et déteste son maître ? Nous pensons pourtant comme ce serviteur, sans quoi il y a longtemps que nous aurions sursauté à ce verset. Dieu est selon nous quelqu’un d’exigeant pour lequel nous n’en avons jamais fait assez.
Le serviteur ne devait-il pas s’exprimer par exemple ainsi ? « Seigneur, que ton absence a été longue. Nous étions perdus sans toi. Comme je suis heureux que tu sois de nouveau parmi nous. Tu m’avais donné un talent. Il me rappelait ta présence. Maintenant que tu es là, je n’en ai plus besoin, je te le rends. » On imagine la fin de l’histoire !
La lecture courante de la parabole, à l’opposé de la miséricorde, nous interdit de connaître le vrai Dieu. Le catéchisme, ce que l’on répète sans cesse sur Dieu, est si bien fait qu’il nous écarte de Dieu sous prétexte de nous y conduire. Nous avons mis en place un système prétendument théologique pour être quittes avec Dieu comme les deux premiers serviteurs. Or la vie chrétienne ne consiste-t-elle pas précisément à vivre en dette avec Dieu comme avec ceux qu’on aime (cf. Rm 13, 8) ?
La parabole en renversant la théologie de la rétribution dénonce notre mesquinerie et dit la générosité sans limite de Dieu, l’extravagance de son don, si peu imaginable que l’on s’estime obligé de rendre des comptes au moment même où Dieu donne. Faut-il que nous ayons, nous, des comptes à régler avec Dieu ! Nous ne cessons de revenir à un dieu imaginaire, archaïque, qui punit les méchants et récompense les gentils, au gendarme céleste et craint. Nous n’en avons jamais fini avec le dieu tout-puissant, grand rival de notre propre idéal de puissance. Nous faisons Dieu à notre image, et encore, pas la meilleure, celle de la toute puissance infantile, c’est-à-dire perverse. Si la foi confesse un jugement de Dieu qui condamne définitivement le mal (indispensable pour toutes les victimes) elle ne saurait contredire (la miséricorde de) Dieu. La parabole en développant la théologie de la rétribution la mène à son impossibilité. Elle est un exercice de conversion qui oblige à changer de Dieu.

3.      Miséricorde et pardon
La parabole du prodigue quant à elle ne parle guère de pardon. Elle montre un père préoccupé par une chose seulement, rassembler ses enfants. Pour cela, il attend son fils pour le voir arriver de loin. Il ne cesse d’aller à la recherche de ses fils ; il « sort » même vers l’aîné. C’est ce dernier qui nous apprend le péché de celui qu’il ne regarde plus come un frère. On ne sait pas comment il est au courant. Il a jugé avant que d’aimer. Les filles sont peut-être son propre désir refoulé. Le narrateur dit seulement que le cadet mène une vie de désordre. Le texte dit asôtôs, une vie non sauvée, sans doute toute vie humaine en attente de la vie de Dieu.
H. Denis propose de voir dans le fils parti au loin le portrait de Jésus auquel le Père a tout remis, qui a tout dépensé par amour, est livré à la mort, identifié par les hommes aux pécheurs, et que le Père ressuscite : « Mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie » et c’est ton frère !
Ainsi, la miséricorde n’est pas d’abord pardon mais salut, résurrection. Bien sûr, le mal en nous est aussi celui du péché. Il est aussi notre misère qui bouleverse le Père. Mais à lier trop systématiquement miséricorde et pardon on en vient à oublier la dimension de secours aux victimes du mal. On réduit la miséricorde au pardon. Nous parlons toujours du mal du côté de ceux qui l’ont commis, et alors, bien sûr, nous espérons le pardon. Mais il convient d’abord de parler du mal du côté des victimes, que nous le soyons ou non, parce que Dieu se tient de façon prioritaire à leur côté. Insister sur le pardon, c’est risquer d’oublier les victimes. Ce n’est pas acceptable.
Surtout coupables, surtout bourreaux, nous devons nous décentrer, laisser l’autre passer devant, rendre aux victimes leur dignité, ne serait-ce qu’en commençant par ne pas détourner le projecteur de l’amour divin de leur situation (en l’accaparant du coté du pécheur qui demande pardon). Le beau livre de J.-B. Metz, Memoria passionis, demeure ici un repère. Il faut écrire l’histoire du côté des perdants, des victimes. Leur mort n’est pas une péripétie sans importance.
Dans la parabole du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), le regard de Dieu est du côté de la victime, qui a un nom, à la différence du riche. Celui-ci continue après sa mort à ne penser qu’à lui, se servant de Lazare comme d’un larbin. Pourrions-nous ne pas si vite demander pardon, nous d’abord, comme ce riche, avant même de nous être interrogés sur la santé de nos victimes, avant d’avoir été remplis de terreur devant le mal que nous avons fait et dont les victimes souffrent, avant d’avoir dénoncé ce mal. Celui qui demande pardon sans avoir d’abord mis au cœur de sa démarche la considération de sa victime, tout comme le riche de la parabole, continue à se moquer d’elle.
Si la miséricorde est autre et plus large que le pardon, le jubilé de la miséricorde est d’abord un cri qui dénonce le mal, porte-voix des victimes de toutes sortes. Les visites papales à Lampedusa et Lesbos sont des cris qui dénoncent le mal. Elles devraient être, dans le même temps, une invitation à se retrousser les manches pour lutter contre le mal. Cri et soin, tant qu’il est possible, des victimes, sont d’après P. Ricœur la seule réplique au mal. Commentant l’épisode du buisson ardent, St Augustin parle de deux noms de Dieu, « Je suis » et le nom de miséricorde : « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob », c’est-à-dire « j’ai vu la misère de mon peuple ».
Sera dès lors étroite ou mesquine la réduction du jubilé à un encouragement de la pratique du sacrement de la réconciliation. A moins que le rite sacramentel ne se comprenne pas en soi, mais justement comme sacrement, signe visible et efficace ; Isaïe pourrait bien indiquer de quoi la confession est sacrement. « Doit-il être comme cela, le jeûne que je préfère, le jour où l’homme s’humilie? S’agit-il de courber la tête comme un jonc, d’étaler en litière sac et cendre ? […] Le jeûne que je préfère, n’est-ce pas ceci : dénouer les liens provenant de la méchanceté, détacher les courroies du joug, renvoyer libres ceux qui ployaient, bref que vous mettiez en pièces tous les jougs ! N’est-ce pas partager ton pain avec l’affamé? Et encore : les pauvres sans abri, tu les hébergeras, si tu vois quelqu’un nu, tu le couvriras : devant celui qui est ta propre chair, tu ne te déroberas pas. » (Is 58, 5-7)
La réduction du jubilé de la miséricorde au pardon est une perversion de la démarche jubilaire qui évite ainsi l’annonce et la réalisation de la fraternité des enfants de l’unique Dieu et Père, recherche d’un nouvel ordre mondial, une nouvelle répartition des richesses (Cf. Lv 25, 10-15), la lutte contre le mal de toute sorte et partout.

4.      Miséricorde et doctrine
On a beaucoup entendu à l’occasion des synodes sur la famille de 2014 et 2015 une opposition entre miséricorde et doctrine : la miséricorde, qui est une attitude pastorale fondamentale, ne pourrait cependant modifier la doctrine. Il semble que c’est à H. Urs von Balthazar que l’on doit l’opposition ; il relativisait ainsi les enseignements de Vatican II, qui ne seraient que pastoraux, et n’engageraient donc pas le cœur de la foi.
Cette opposition fallacieuse ne peut se trouver que dans la bouche de ceux qui se croient justes, les vainqueurs de l’histoire, qui ont le pouvoir religieux, politique ou économique. Opposer miséricorde et doctrine permet de dénoncer les péchés au nom de la doctrine, astuce pour condamner quand personne ne peut jeter une première pierre (Jn 8). Or la miséricorde s’étend à tous, même si tous ne la reconnaissent pas, n’en sont point reconnaissants. Ironie de l’histoire, « il ne s’est trouvé que cet étranger » pour la voir (Cf. Lc 17,11-19, quasi immédiatement suivie par la parabole du publicain et du pharisien en Lc 18). Comment ne pas s’étonner de l’acharnement de Jésus à dénoncer l’hypocrisie des pharisiens ? « Jésus leur dit : "Si vous étiez aveugles, vous n’auriez pas de péché ; mais vous dites : Nous voyons ! Votre péché demeure." » (Jn 9, 41)
François a multiplié les dénonciations de cette hypocrisie, parfois très violemment. Il ne s’agit cependant pas seulement d’hypocrisie et de morale mais de doctrine. Jean XXIII dans le discours d’ouverture de Vatican II voulait que l’on envisage pastoralement la doctrine. Il rejetait ainsi une doctrine chimiquement pure, indépendante des circonstances pastorales, culturelles, historiques. Or la doctrine est toujours le fruit de l’histoire, exprimée dans un langage daté, liée aux circonstances. L’entrée de l’histoire dans le dogme est affaire doctrinale, crise depuis plus de cent ans au moins, qui concerne le statut de la vérité.
« La vieille histoire du bon Samaritain a été le modèle et la règle de la spiritualité du Concile. Une sympathie sans bornes pour les hommes l’a envahi tout entier. La découverte et l’étude des besoins humains (et ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand), a absorbé l’attention de notre Synode. »
Ces mots de Paul VI, en clôture du même concile, évoquent aussi une réinterprétation de la foi selon la miséricorde. Le passage à une doctrine pastorale fait de la miséricorde le cœur du dogme voire sa clef. On en prend plus fortement conscience aujourd’hui bien que non unanimement, bien que ce ne soit pas nouveau. La miséricorde révèle le vrai Dieu. On peut se demander si une des résistances depuis cinq cents ans à semblable affirmation ne tient pas à ce que Luther se soit fait le prophète et le quêteur du Dieu de la miséricorde. La miséricorde ne relève pas de la pastorale comme exception à la doctrine ; la doctrine de la miséricorde exige plutôt un changement de pastorale et de droit. La miséricorde, c’est la doctrine.