26/04/2024

« Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Ah oui ? Jn 15,5 (5ème dimanche de Pâques)

 

Lucas Giordano, Le Samaritain, v 1650

« Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » (Jn 15, 5) Comment entendre cette déclaration ? Il est tellement évident qu’elle va à l’encontre de l’autonomie des réalités terrestres reconnue par le dernier concile, de notre expérience, et surtout de l’infini respect que Jésus a à notre égard, s’abaissant jusqu’à disparaître, loin de s’imposer comme nécessaire.

En prison, par exemple, le sentiment d’abandon ‑ parce qu’au bout de dix mois de préventive, famille et amis se fatiguent de soutenir, parce que le rythme lent de la Justice laisse penser qu’il ne se passe rien, si ce n’est être un dossier coincer sous une pile ‑ n’est-il pas la démonstration de ce que Dieu ne fait rien. Il n’intervient pas dans le monde, au point de laisser penser qu’il n’y a pas sens, que Dieu est du côté de l’absurde ou de l’arbitraire.

En prison, on peut aussi dire que sans Jésus, on n’aurait pas fait tout ce chemin, celui d’une recherche de vérité, d’un faire la vérité sur son acte et sa vie. Mais n’a-t-on pas de quoi être sceptique ? Effectivement, l’incarcération libère certains de leurs démons mais pourquoi serait-ce Dieu et non les conditions de l’isolement, le fait de se retrouver face à soi ?

On pourrait penser que le Dieu qui préside à la fondation du monde demeure présent à ce monde de sorte que rien n’est nature pure, que tout le créé est toujours aussi grâce. Mais alors, il ne serait pas possible d’imaginer le « sans moi » de Jésus, puisque justement, dans cet existential surnaturel comme dirait Rahner, il est toujours à l’œuvre (Jn 5,17). Le « sans moi » de Jésus est aussi chimérique que la nature pure, aussi vide de sens. Puisque la grâce prévient, prévoit toujours la nature, puisque Jésus est toujours avec nous (Mt 28 20), la question ne se pose pas de ce que nous pourrions faire ou non sans lui.

Il vaut sans doute mieux imaginer une autre piste. Non pas celle de la causalité, mais celle de la perception, de l’interprétation de l’existence et de la foi. « Crois en Dieu comme si tout le cours des choses dépendait de toi, en rien de Dieu. Cependant mets tout en œuvre en elles, comme si rien ne devait être fait par toi, et tout par Dieu seul. » (G. Hevenesi, s.j., 1705)

Par la subversion éminemment revendiquée de la réalité, l’existence et la foi ne sont pas ce qui explique les choses, mais elles permettent d’inscrire dans le monde l’utopie de la bonté, la réconciliation et la paix. Parce qu’il y a le mal, la seule issue est celle d’une réplique du bien, une réplique par le bien, la fiction d’un comme si Dieu (intervenait). Distorsion de la réalité qui n’a rien du mirage puisqu’elle rend possible la bonté ici et maintenant, puisque, pour parler comme la suite de notre évangile, elle autorise l’amour (Jn 15).

Vivre, c’est laisser l’autre, les autres entrer dans son existence. Croire, c’est consentir à ce que Dieu entre dans sa vie. Et l’on sait ce que cela peut signifier car nous avons l’expérience de ce qui advient lorsqu’on aime, lorsqu’on laisse entrer quelqu’un dans sa vie. A bien des égards, cela ne change rien ; la vie est la même. Une rupture de cet amour, de cette amitié ne laisse certes pas plus indemne que le lien lui-même, mais manifeste que nous demeurons, quoi qu’il en soit. Mais toujours, l’amour déloge le moi du centre, et comme cela est difficile, voire fait mal.

Sans l’autre, dont Dieu est aussi le nom, nous ne saurions rien faire, parce que sa Majesté le moi n’imagine pas seule que pour goûter la fraternité, la vie consiste à servir, Elle aurait pu s’en douter tant autrui nous constitue, mais elle l’oublie quand il s’agit de « faire sa vie », de la gagner, de ne pas se laisser marcher sur les pieds, de vouloir une belle part du gâteau, toujours plus grande.

Alors que si souvent il apparaît que la vie n’a pas de sens, que trouver du sens c’est en donner pour ne pas vivre dans la folie, résister fût-ce illusoirement à la déréliction, le Fils lui-même est confronté au non-sens. Le mal est toujours non-sens, et la mort est toujours non-sens, contradiction infernale : il est dans l’ordre des choses que les vivants meurent ! Sont-ils pour la vie ? Et si non, pourquoi les appeler vivants ? Jésus en Jean s’en sort en parlant de vie éternelle qui ne semble pas concerner l’après-décès. Devant pareille impasse, tout ce que nous dérobons de fraternité, tout ce que nous arrachons d’amour, c’est toujours cela de pris, ce que nous pouvions prendre, ce à côté de quoi nous sommes vraiment les derniers imbéciles de passer. Jésus a vécu cela, l’a prêché. La charité est non seulement la voie d’éminence, mais le seul charisme à n’être pas optionnel. « Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés. » (Jn 15, 12)  Urget nos caritas.

19/04/2024

Vous avez dit fidèle ? (4ème dimanche de Pâques / Journée de prière pour les vocations )

Jonathan et David, v. 1300 British Librairy

La société ne se réfère majoritairement plus à l’évangile ; le nombre de disciples en Occident est au plus bas, dans les monastères, les instituts religieux et les séminaires, dans la vie ordinaire.

On parle de pays qui furent chrétiens, de fille aînée de l’Eglise. Mais il ne suffit pas que le roi soit chrétien pour que le pays le soit. Pourquoi faudrait-il que chaque sujet reçoive et choisisse la foi du monarque, dès lors du moins que l’on reconnaît et revendique, à juste titre, la liberté de conscience, la liberté religieuse. Un pays ne peut être ni baptisé ni disciple.

La mondialisation et le brassage des cultures et populations mettent fin à l’unanimité ; plus aucune société n’est homogène. Ceux qui crient contre le grand remplacement oublient le boxon qui résulte des migrations économiques appelées colonisation ou découverte du Nouveau Monde, pillage par la force, destruction de cultures ancestrales.

L’évangile est une rencontre ‑ certes communautaire au sens où elle n’existe pas sans les frères et sœurs mais non communautariste ‑ que chacun est invité à faire avec l’homme de Nazareth reconnu dans sa relation tout à fait unique avec Dieu. Il a les mains sales de la promiscuité avec les pécheurs ; il ne nie pas le mal ; il le dénonce plutôt, ou devrait le dénoncer, hurler les injustices pour renverser puissants et bourreaux et relever les humbles, combler de bien les affamés. Chrétien n’est pas le nom d’un état de vie mais d’un engagement ou d’un assentiment à la conversion, au changement continuel de vie, histoire de porte étroite, de chemin resserré, celui du renoncement à la volonté de puissance. Qui s’étonnera que cela ne rassemble pas la majorité de l’humanité ou d’une société ?

Il y a quoi se réjouir de ce que nous vivons. Enfin, on se met à entendre l’évangile. Enfin la compréhension religieuse de l’évangile s’efface au profit de ce qu’il est, la révolution de la bonté. Il faut être nostalgique du régime de chrétienté pour pleurer sur un nombre. Le champ de la mission est immense. Nous, disciples, devenons les prophètes de la gratuité, de la grâce, seul chemin, rude, pour la vie heureuse avec et pour les autres.

Il y a aussi de quoi interroger notre manière de comprendre la discipline du Christ. Et cela vaut tout spécialement pour les vocations particulières, celles notamment qui sont au service de l’organisation du corps ecclésial, c’est-à-dire de la compréhension politique mais aussi dogmatique de la Fraternité. S’il n’y a plus grand monde dans les séminaires, c’est que le peuple de Dieu ne veut plus de ce type de « pasteurs » avec nombre desquels les conflits ou les désertions se multiplient

Dans la vie religieuse, il est quasi impensable qu’un engagement ne soit pas à vie, quoiqu’il en soit effectivement des parcours de chacun, chacune. Dans la vie de couple, nous continuons à penser le divorce comme un échec. Et cela se comprend. Mais nous ne pouvons que constater comment une nouvelle union peut être porteuse d’humanité et d’évangile. Un engagement dans la vie religieuse, dans un ministère ordonné n’aurait-il pas de sens à n’être possible que pour un temps ? Ne s’empêche-t-on pas de le proposer et d’en vivre à cause de conceptions certes sensées, mais pensées en un autre contexte, une moindre espérance de vie ?

La fidélité exige de changer de style de vie parce qu’elle est, comme la tradition, créatrice. On ne doit pas confondre fidélité et immobilisme. Il faut de la nouveauté pour que le oui prononcé hier le soit aujourd’hui. Lorsque le contexte et le sens changent, demeure-t-on fidèle dans la stabilité ou l’invention voire la rupture, dans l’entêtement ou l’excentricité ?

Il est des manières d’être fidèle à un état de vie qui n’en sont pas. Il est des ruptures qui sont continuité et fidélité. Cinquante ans de mariage, de vie religieuse, de presbytérat et pas un iota de conversion, c’est cela la fidélité ? L’obstination dans un choix autrefois posé ne peut être l’aune à laquelle se mesure un engagement, un compromiso comme on dit en espagnol. Rendre la vie insupportable aux frères et sœurs est une infidélité à la vie évangélique, au point de la rendre détestable, au cloître, en famille ou au service de la fraternité ecclésiale.

La journée de prière pour les vocations, comme toute prière, n’est pas l’occasion de vœux pieux, qu’il y ait des prêtres, des carmélites, des jeunes, de nouveaux baptisés. Elle est engagement à notre conversion, tant dans la manière de penser ‑ la diaspora est la forme naturelle de l’Eglise et non la chrétienté ; le dogme doit être recadré et réinterprété selon la liberté et la charité, etc. ‑ que dans la manière de vivre : tout ce que vous avez fait à l’un de ces petits qui sont les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. Est-ce bien ce à quoi nous sommes disposés en ce jour ?