28/08/2017

Etre chrétien aujourd'hui



Etre chrétien dans les sociétés occidentales et riches ne se décident plus par tradition familiale. Ce sera de plus en plus le cas dans toutes les sociétés. La rationalité technico-scientifique consacre l’autonomie des réalités terrestres, la séparation du politique et du religieux est une nécessité démocratique, la liberté de conscience est une des conditions indispensables de la dignité humaine. Dieu n’est plus une hypothèse utile. Qui est chrétien aujourd’hui ? Certes, on peut avoir un verni chrétien, avoir été baptisé, fait du caté. Mais quel est aujourd’hui notre attachement au Christ ?
Parce qu’il nous est difficile de répondre à cette question, nous disons partager des valeurs ‑ expression aux connotations trop financières pour ne pas éveiller le soupçon ‑ l’amour, le pardon, l’amitié, le dialogue, etc. Tous les citoyens du monde le disent, et nous savons qu’en fait, nous les premiers, nous ne faisons que si peu ce que nous disons devoir faire. Oui aux valeurs ! Pas toujours répond notre comportement jour après jour.
Etre chrétien, c’est mener sa vie comme nous pouvons penser que Jésus l’aurait fait dans les circonstances qui sont les nôtres. Cela n’a pas grand-chose de rituel et demande beaucoup d’inventivité. Comment, au travail, en famille, dans les loisirs, dans la société, dans notre façon de vivre en ce village planétaire qu’est devenu le monde, nos vies sont-elles le reflet de la vie de Jésus ?
Faut-il croire pour être chrétien ? Je veux dire, croire des choses improbables, conception virginale, résurrection, transsubstantiation, présence et providence de Dieu ici et maintenant, etc. ? La question est un piège. Elle transforme le croire en un assentiment à un catéchisme. Et c’est perdu. Car même si le catéchisme dit vrai, croire n’est pas une idéologie, une doctrine à tenir.
Croire, c’est faire confiance. Les Ecritures parlent d’alliance, sur le modèle d’un suzerain et d’un vassal, sur le modèle de l’alliance conjugale, lorsque l’on croit que l’on pourra compter sur l’autre toute la vie. Dans l’amitié, nous croyons que nous pouvons compter sur l’autre quoi qu’il arrive. Avec les enfants, nous croyons en leur capacité à devenir des hommes et des femmes libres et responsables que leur confiance en nous, parents et adultes, a rendu possible ; les tout-petits ne peuvent que nous faire confiance.
Et bien, mener sa vie selon que Jésus a mené la sienne, laissant toujours l’autre passer le premier ‑ l’autre le plus différent, inconnu, méprisé, ignoré, étrange, étranger ‑ c’est faire confiance à Jésus, lui faire confiance pour décider de ce que nous faisons de notre vie, c’est croire en lui. Faire confiance à Jésus pour déterminer comment vivre heureux avec et pour les autres dans un monde juste.
A le suivre ainsi, jusque dans l’intimité de notre vie, au cœur de ce qui nous arrive et de ce qui nous constitue, au cœur de nos relations, les bonnes comme les difficiles, au cœur de nos impossibilités, faiblesses et impasses comme de nos désirs et ambitions, nous nous surprendrons sans doute à le considérer comme un ami, à croire qu’il nous appelle ses amis. On ne peut vivre à imiter en tout un tel maître sans finir par l’aimer, ni aimer passer du temps avec lui. Si la prière a du sens, ce n’est pas comme choses à faire, textes à réciter, rites à observer, culte à pratiquer, mais comme le fait de se tenir en la présence de celui selon la vie duquel nous tentons de mener la nôtre.
Pas de choses extraordinaires, de ressentis de la présence de Dieu qui paraît si absent de notre monde. Seulement, si je puis dire, nos fameuses valeurs, notre impératif moral faudrait-il dire, l’autre toujours premier. Qui est chrétien dans la société contemporaine ? Qui accepte de laisser sa vie se modeler selon la vie de Jésus ? Qui accepte de lui faire confiance pour mener sa vie ?

26/08/2017

Leçon de vie spirituelle



F. Poulenc, Dialogue des Carmélites
Blanche
Il doit être doux, ma mère, de se sentir si avancée dans la voie du détachement qu’on ne saurait plus retourner en arrière.
Prieure
Ma pauvre enfant, l’habitude finit par détacher de tout. Mais à quoi bon, pour une religieuse, être détachée de tout si elle n’est pas détachée de soi-même, c’est-à-dire se son propre détachement ?
Je vois que les sévérités de notre règle ne vous effraient pas !
Blanche
Elles m’attirent.
Prieure
Oui, oui, vous êtes une âme généreuse…
Qui vous pousse au Carmel ?
Blanche
Votre Révérence m’ordonne-t-elle de parler tout à fait franchement ?
Prieure
Oui
Blanche
Hé bien, l’attrait d’une vie héroïque.
Prieure
L’attrait d’une vie héroïque ou celui d’une certaine manière de vivre qui vous paraît – bien à tort – devoir rendre l’héroïsme plus facile, le mettre pour ainsi dire à la portée de la main ?
Blanche
Ma révérende mère, pardonnez-moi, je n’ai jamais fait de tels calculs.
Prieure
Les plus dangereux de nos calculs sont ceux que nous appelons des illusions.
Blanche
Je puis avoir des illusions. Je ne demanderais pas mieux qu’on m’en dépouille.
Prieure
Qu’on vous en dépouille… Il faudra vous charger seule de ce soin, ma fille. Chacune ici a déjà trop à faire de ses propres illusions.
Ma fille, les bonnes gens se demandent à quoi nous servons, et après tout ils sont bien excusables de se le demander. Non, ma fille, nous ne sommes pas une entreprise de mortification ou des conservatoires de vertus, nous sommes des maisons de prière, la prière seule justifie notre existence ; qui ne croit pas à la prière ne peut nous tenir que pour des imposteurs ou des parasites. Si la croyance en Dieu est universelle, ne faut-il pas qu’il en soit autant de la prière ?
Ainsi, chaque prière, fût-ce celle d’un petit pâtre qui garde ses bêtes, c’est la prière du genre humain. Ce que le petit pâtre fait de temps en temps, et par un mouvement de son cœur, nous devons le faire jour et nuit.
Oh ! Mon enfant, il n’est pas selon l’esprit du Carmel de s’attendrir, mais je suis vielle et malade, me voilà très près de ma fin, je peux bien m’attendrir sur vous. De grandes épreuves vous attendent, ma fille.
Blanche
Qu’importe, si Dieu me donne la force.
Prieure
Ce qu’il veut éprouver en vous n’est votre force, mais votre faiblesse…
Vous pleurez ?
Blanche
Je pleure moins de peine que de joie. Vos paroles sont dures, mais je sens que de plus dures encore ne sauraient briser l’élan qui me porte vers vous.
Je n’ai pas d’autre refuge en effet.
Prieure
Notre règle n’est pas un refuge. Ce n’est pas la règle qui nous garde, ma fille, c’est nous qui gardons la règle.

25/08/2017

Etre aimé avec l'intensité d'une mission...

Dans le beau roman d'Erri de Luca, La nature exposée, p.49-50 (Gallimard 2017)
"Je regarde mes mains vidées des siennes. [...] Je respire par le nez, la bouche serrée dans le mors de mes dents.
Je me dis que j'ai eu de la pluie sur mon champ, et que j'en ai profité tant qu'il y en a eu. Inutile de regarder les nuages maintenant, maintenant, il faut regarder par terre. Je me donne quelques bonnes raisons, aucune ne m'aide.
Nous jouions aux cartes, j'étais très fort pour les compter, je gagnais souvent. Quand c'était elle qui gagnait, elle se moquait de moi, elle disait que je faisais la tête quand je perdais.
"Tu ne sais pas perdre."
Je ne répondais pas mais dans mon for intérieur je pensais le contraire. Je sais le faire, je sais tout perdre.
Maintenant qu'elle n'est plus là, je le lui dit dans le noir. Tu avais raison, je ne sais pas te perdre. Je continue à crier dans mon cœur comme un poulet égorgé.
Il n'arrive pas deux fois d'être aimé avec l'intensité d'une mission. Pour beaucoup d'entre nous, ça n'arrive même pas une seule fois."

L'identité c'est la mission (21ème dimanche du temps)


« Pour vous, qui suis-je ? » Drôle de question. Avez-vous déjà demandé à un de vos proches qui vous êtes. On s’étonne peu de la question de Jésus, « pour vous, qui suis-je ? » C’est qu’on la prend habituellement pour une « question pédagogique » (Gadamer), de celles que les profs posent alors qu’ils connaissent la réponse. De telles questions n’en sont pas vraiment puisque la réponse est déjà connue. Elles ne font nullement entrer dans un dialogue, une recherche de la vérité.
« Question pédagogique », et Jésus connaîtrait évidemment la réponse, voulant juste tester l’opinion et ses proches. Mais s’il connaît la réponse grâce à sa divinité, ne peut-il savoir, pareillement, ce que les gens et les Douze pensent de lui ?
Non, cela ne tient pas. Essayons d’entendre la question comme une vraie question, une question suscitée par le fait que celui qui la pose n’a pas la réponse et espère apprendre des autres, lointains ou prochains. La question, par le dialogue, ouvre à Jésus et à chaque disciple une nouvelle étape sur le chemin de sa propre identité.
Jésus semble un peu perdu alors que sa vie est pleine de contradictions, de tensions qui vont mal finir (il en est certain dès les versets qui suivent notre texte) et les multiples expériences de libération, de vie. Comme nous à certaines heures, il ne sait plus comment avancer. C’est la crise. Alors, comme on le fait avec les amis, les proches, il s’arrête et leur demande leur avis. Il cherche à comprendre. Quelle est le sens de ma vie, ma mission ? Que dit-on ? Que dites-vous ? « Pour vous, qui suis-je ? »
Tous s’accordent, c’est un prophète à l’instar d’Elie, du Baptiste, de Jérémie ou de quelque autre. Pierre ouvre une piste nouvelle. En dehors des chapitres introductifs de l’évangile de Matthieu, c’est seulement la deuxième fois qu’est employé ce mot, Christ. Et la première fois, c’était dans la bouche du narrateur, qui sait, alors que l’on parle aussi du Baptiste.
Jésus découvre sa mission, être Christ, messie de Dieu, fils du Dieu vivant. Porteur d’une espérance, il ne peut que relever ceux qui sont perdus et agresser les tenants d’un ordre qui leur convient, ceux qui n’attendent rien parce qu’ils n’ont besoin de rien. Cet homme ‑ moi dit Jésus ‑ serait l’envoyé de Dieu, son bien-aimé, chargé de conduire Israël et l’humanité sur les chemins de la paix, consacré par l’onction, l’Esprit de sainteté, pour révéler l’amour de Dieu ? La tête a de quoi lui tourner.
Qui suis-je pour qu’ainsi, Père, tu comptes sur moi ? Suis-je fou à me croire chargé d’une telle mission ? Suis-je possédé ou hérétique comme le disent les bons croyants ?
Jésus apprend sa mission, c’est-à-dire son identité, de la rencontre avec les autres. Nous apprenons qui nous sommes, ce que nous avons à être, notre mission, de nos rencontres avec les autres. L’identité, mot à la mode, ne se constitue que dans la rencontre, le dialogue, l’altérité. Il n’y a pas d’abord un sujet, constitué, solide, qui peut s’ouvrir ou non aux autres. Il y a les rencontres qui font advenir qui nous sommes. A tel point qu’identité et mission, envoi vers les autres, c’est la même chose. La messianité de Jésus est fondamentalement cela, l’exigence du passage à l’autre, du passage à l’étranger. Ainsi se découvre effectivement le Père du fils bien-aimé, qui se révèle et se donne, qui se donne, c’est-à-dire se révèle, pour que nous vivions.
Refuser d’entendre la question de Jésus comme une question pédagogique, à la façon des catéchismes d’autrefois, qui risquent de laisser penser qu’à savoir la bonne réponse l’on est chrétien, a aussi des conséquences pour notre être de disciple. C’est dans la rencontre, le dialogue, l’entretien, que l’on est disciple de Jésus. Réciter le catéchisme peut être le fait de non-croyants, qu’ils se croient disciples ou sachent parfaitement qu’ils ne le sont pas.
On peut en effet se croire disciple et ne pas l’être (et inversement). On peut tout savoir de Dieu et de Jésus, et n’être pas disciple, de ceux qui suivent, viennent derrière. L’enjeu de la catéchèse passe assurément par l’apprentissage de choses sur Jésus, mais tel n’est pas son but. Elle est une initiation, un chemin ou itinéraire, pour que l’on devienne disciple de Jésus.
On n’est pas catéchisé pour savoir des trucs sur Jésus, on n’est pas catéchisé pour faire sa première communion ou sa confirmation. Si la catéchèse et ses questions sont dialogue où nous découvrons ce que nous sommes, c’est-à-dire notre mission, elle ne s’arrête pas au bout de trois ou six ans. On est catéchisé pour devenir disciple, pour le demeurer, pour vivre en passant derrière le maître qui, lui-même, passa derrière les pauvres.